[fèr le ɡrâ Sabanè] (loc. verb. BORD.)
Au 12 de la rue Chabanais dans le 2ᵉ, à quelques pas du Palais Royal et à quelques mètres de l’ancien Opéra de la rue de Richelieu, on trouva de 1878 à 1946 l’un des plus luxueux lieux de luxure tarifée, fondé par Alexandrine Jouannet dite Madame Kelly. La trentaine de protégées de celle qui précéda Madame Claude dans la carrière y prodiguait réconfort à tout ce qui comptait en haut lieux, du ministre à l’ambassadeur en passant par le banquier et le prince.
L’enseigne qui annonçait « Welcome to the Chabanais, the house of all nations » accueillait dans la langue de Shakespeare une clientèle internationale qui passait de la chambre nippone¹ à la chambre mauresque après une réunion officielle sur la bonne tenue du monde ou une révision ardue des taux d’intérêt ou d’usure. Le prince Edouard VII y avait ses habitudes, sur sa chaise de volupté fabriquée par l’ébéniste Louis Soubrier ou dans sa baignoire à champagne de cuivre rouge délicatement surmontée d’une sphinge, Toulouse-Lautrec y faisait autre chose que de la peinture, Jagatjit Singh, maharadjah de Kapurthala, prince des Indes britanniques, y dépensait ses diamants et les membres du très huppé Jockey Club y étaient, d’une certaine manière, nettement moins raides que lors des courses à Chantilly…
Cependant pour la plèbe très certainement jalouse de ne pouvoir accéder à la chambre Louis XV, à la chambre hindoue, à la Directoire, à la médiévale ou à la Napoléon III, le Chabanais restait ce qu’il était : un bordel.
Faire le grand Chabanais devint ainsi dans la bouche du bon peuple, faire le bordel, mettre le bazar, foutre le souk. Proximité de la Comédie française oblige, c’est dans le spectacle que l’expression prît ancrage, faire le grand Chabanais signifiant huer des acteurs médiocres, une mise en scène ratée, un décor impropre, la vindicte pouvant aller jusqu’au jet de tomates.
Comme bien souvent la locution se répandit au-delà de son microcosme d’origine et on se mit à faire le grand Chabanais un peu partout et à n’importe quelle occasion. Dans un pays où l’agitation est une règle de vie et un art de gouverner, faire le grand Chabanais s’épanouit tout autant que les affaires de la maison du 12 de la rue qui rencontrait pourtant une concurrence redoutable avec le Sphinx de la rue Edgar Quinet et le One-Two-two de la rue de Provence, sans pour autant qu’aucune de ces voies ne passe à la postérité par la langue².
Le 13 avril 1946, une élue du 4ᵉ arrondissement qui s’y connaissait bien en matière de bagatelle, Marthe Richard, fait voter une loi abolissant le régime de la prostitution réglementée. Le Chabanais ferme ses portes; la volupté du bain au champagne s’efface en même temps que faire le grand Chabanais qui n’a désormais plus grand sens.
Le 12 rue Chabanais abrite aujourd’hui derrière une façade quelconque les locaux d’une agence d’intérim spécialisée dans le recrutement d’hôtesses, standardistes, assistantes, téléopératrices³… L’ordre moderne et propre sur lui règne, il n’y a plus aucune raison de faire le grand Chabanais.