[demenaʒe a la klɔʃ də bwa ] (métaph. XIXᵉ s.)
Ma grand-mère avait un langage imagé et était surannée, à moins que ce ne soit l’inverse. Je l’ai souvent entendue dire d’aucun qu’il avait déménagé à la cloche de bois. Cette expression recelait un monde de questions qui me taraudaient pendant des jours et je n’osais faire part de mes multiples incompréhensions sentant bien au ton utilisé qu’ourdissait quelque étrange destin derrière cette bien curieuse métaphore. Admettez qu’il y a du cocasse dans cette image enchaînant deux propositions qui n’ont a priori pas à frayer ensemble.
Pour ce qui est de la première partie, déménager, je savais ce que cela signifiait, mon enfance errante m’ayant mené de ci de là jusqu’à me faire sentir de nulle part ou de partout, c’est selon. Non, ce qui occupait mon esprit c’est bien cette cloche de bois, iconoclaste à souhait et suintant l’ersatz décoratif pour amateur désargenté au goût peu sûr souhaitant s’arroger les splendeurs d’un objet inaccessible, un peu comme bien plus tard je contemplerais avec stupéfaction les fausses poutres apparentes de polystyrène maladroitement collées aux plafonds de ces mêmes amateurs ou encore demeurerais-je coi face à leur créativité exacerbée prenant pour support une malheureuse 205 diesel qui ne demandait qu’à circuler dans le plus total anonymat, ce qui est pour le moins complexe avec un spoiler avant de fabrication maison, un aileron arrière issu de recherches aérodynamiques toutes personnelles et un éclairage à base de huit feux anti-brouillard montés sur la calandre. Bref, la cloche de bois résonnait mal.
Il me fallu bien des années pour que j’en vinsse à découvrir l’honteuse vérité. Déménager à la cloche de bois c’était bien déguerpir sans laisser d’adresse, filer en catimini, partir pour un ailleurs lointain. Et au passage laisser une ardoise conséquente à quelques créanciers qui s’en trouveraient fort marris.
Je conserve jalousement au fond de moi l’idée d’à mon tour déménager à la cloche de bois. Partir, partir un jour et pour toujours, comme ça, sans laisser ni un mot ni une adresse. Une sortie à la Alain Z Kan, dandy punk écorché vif qui décida en 1990 qu’il était temps d’aller voir ailleurs s’il y était. Une sortie sans fanfare ni majorettes, une sortie qui montre tout le désir d’être inutile¹ que certains portent en eux, ceux qui se fichent bien de la gloire, de la fortune et du pouvoir, qui aiment les autres pour ce qu’ils sont, ceux que le faux fatigue. Je connais déjà ma destination, une île sur laquelle vous n’êtes pas près de mettre les pieds, à moins que vous n’ayez l’envie de m’y accompagner.
Il faut être toujours ivre, tout est là ; c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous !
Charles Baudelaire, Les petits poèmes en prose