[sèrvèl] (n. fém. CUIS.)
En cuisine comme partout il est du suranné. Va comprendre pourquoi, une génération entière de mères attentionnées (dont la mienne) torturèrent leur marmaille en la forçant à ingérer du système nerveux animal. C’était peut-être censé nous rendre intelligents; ça a foiré.En ces années lointaines où je mesurais moins d’un mètre dix et où j’allais au lit quand gros Nounours me souhaitait une bonne nuit et que le marchand de sable me jouait un air de flûtiau (en plastique) nostalgique comme un soleil couchant, en ce temps là désormais suranné, je mangeais de la cervelle.
Oui jeune moderne aux désirs devenus ordres pour l’industrie alimentaire qui te gave au Big Mac en retour, j’ai entendu ton cri de dégoût et je lis ta stupeur dans le silence qui s’est ensuivi. Oui tu as bien lu : de la cervelle. Oui, de ce tissu mou à la texture gélatineuse, de ce système composé du télencéphale, du diencéphale, du mésencéphale, du cervelet, du pont, et du bulbe rachidien sans que je puisse te dire si l’une partie ou l’autre est celle qui m’était cuisinée.
Une petite cervelle de veau persillée et tu réussiras tes études mon fils. Ben voyons… Et si je mange le cœur de mes ennemis du Luco (surtout celui de ce petit morveux qui a coulé mon bateau à voile pour la deuxième fois cette semaine) je courrai plus vite ? Parce qu’il faut me le dire tout de suite dans ce cas, j’ai un ou deux comptes à régler.
J’ingurgitai ainsi au cours d’une enfance passée sous le joug d’un autoritarisme culinaire exacerbé, de la cervelle de petits veaux qui ne demandaient pas mieux que d’en profiter encore un peu en paissant tranquillement dans leur champ et en ruminant de la bonne herbe fraîchement rosée. Lorsque je dépassai le mètre quarante au garrot je pus enfin marquer ma désapprobation quant à ce que l’UNESCO ne tardera pas à reconnaître comme une atteinte à la dignité humaine lorsque le droit et la cuisine se décideront à cheminer ensemble, mais ceci est une autre histoire.
La cervelle ne me rendit de toute évidence pas plus brillant que l’immense majorité de mes contemporains qui échappèrent à cette mode, sauf à considérer que je partais de beaucoup plus loin et que la maîtrise du langage et de la majorité des interactions sociales constituent dans mon cas un progrès qui ne pouvait être espéré à la naissance. Ce que je veux bien admettre.
Si au moins cela avait été de la cervelle de singe (pas le cocktail, le whisky et la vodka ne m’étaient pas encore accessibles) j’aurais pu en profiter pour acquérir une agilité certaine, mais non… De la race bovine je n’ai pris aucune qualité.
La recette de la cervelle devait être une arnaque. Qu’elle reste enfouie en surannéité.