[le sinéma dé dra blâ] (gr. n. ART.)
Le monde en ces années surannées aujourd’hui dépassées, était un monde d’adultes omniscients et omnipotents. L’enfant sans savoir y possédait le droit de se taire et de finir sa soupe (sans boire parce que ça risquait de faire se briser l’émail de ses dents), devait attendre deux heures après le déjeuner avant de pouvoir plonger dans la piscine, vomissait en voiture parce que la fumée des Gauloises le gênait un petit peu, et avait tout intérêt à bien travailler à l’école sinon il allait finir en pension.
Des principes éducatifs qui s’appliquaient aussi à l’heure du coucher à laquelle il aurait bien aimé résister. Mais l’adulte qui était malin comme un singe ne l’envoyait jamais se coucher : le fourbe menteur l’invitait à se rendre au cinéma des draps blancs.
Haut lieu de la cinématographie française et internationale, fréquenté par le gratin du 7ᵉ art, le cinéma des draps blancs proposait chaque soir une séance inédite faite de rêves et d’imagination. J’en étais le grand ordonnateur décernant les palmes, m’affichant ostensiblement avec les plus belles starlettes à la mode, lunettes de soleil vissées sur le nez, tenue de gala et tapis rouge en sus. La belle vie !
Le cinéma des draps blancs tenait sa dénomination de cette période laborieuse où les lits étaient faits de draps et de couvertures, un vice suprême que la moderne couette repousserait très bientôt mais que je retrouverais tout de même dans l’organisation militaire du sommeil. Le cinéma des draps blancs exigeait en effet que le lit eût été tiré au carré pour lancer la séance. Pas de paddock en vrac ni de pagnot palot pour un cinéma des draps blancs digne de son nom, on n’est pas au Louxor lâchement abandonné pendant trente ans ! De là à faire du drap un élément de soumission à l’ordre il n’y aurait qu’un pas mais restons plutôt au cinéma.
Grâce à la puissance de l’imagination enfantine, le cinéma des draps blancs pouvait aisément débuter toutes ses projections par le générique des étoiles du cinéma et ensuite faire tourner toutes les blondes hitchcockiennes dans des scènes qui n’avaient d’autre ambitieux projet que celui de les contempler vivre et rayonner… C’était bien.
Le cinéma des draps blancs ferma tristement ses portes le 13 septembre 1982. Grace Kelly venait de manquer un lacet à Cap d’Ail et les draps blancs resteraient désormais bien rangés dans cette armoire qui grince, là-bas à la campagne.
🎼🎶 Sur l’écran noir de mes nuits blanches,
Moi je me fais du cinéma
Sans pognon et sans caméra,
Bardot peut partir en vacances
Ma vedette, c’est toujours toiPour te dire que je t’aime, rien à faire, je flanche
J’ai du cœur mais pas d’estomac
C’est pourquoi je prends ma revanche
Sur l’écran noir de mes nuits blanches
Où je me fais du cinéma🎶🎶
Claude Nougaro, Le Cinéma, 1962
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