[avwar sô rô de sèrvjèt] (loc. verb. DÊJ.)
S‘il faut attendre la Renaissance pour que les arts s’installent à table avec leurs protocoles de présentation des plats, leurs plans de table et leur disposition des couverts et des verres, la serviette est cependant présente depuis fort longtemps (sous forme de nappes servant à tout ou de torchons collectifs servant à tous) puisque jusqu’au XVIᵉ siècle on mange principalement avec la fourchette du père Adam.
Et s’empiffrer avec les doigts requiert de pouvoir au minimum se les essuyer avant de tripoter sa voisine (dans le cas d’une orgie romaine par exemple) ou avant de décrocher ses tableaux parce que se coller de la galette de pois chiche dans le nez lors d’un festin médiéval risque d’entraîner des complications respiratoires.
Il faudra cependant patienter jusqu’au début du XIXᵉ pour qu’apparaisse le rond de serviette et conséquemment l’expression avoir son rond de serviette.
Fabriqué en argent et finement sculpté, le rond de serviette est bourgeois avant tout : on ne mélange pas les torchons et les serviettes chez les gens de la haute.
Le rond de serviette permet tout simplement de ranger sa serviette (devenue strictement individuelle) entre le déjeuner et le dîner : on est donc un habitué des lieux quand on a son rond de serviette à la table d’un puissant industriel, d’une grande horizontale ou d’une brasserie des boulevards.
Cette notion d’habitude est à la base d’avoir son rond de serviette et va quitter l’autel des agapes pour se glisser dans les domaines où les gros mangeurs exercent et notamment ceux de pouvoir. On dira ainsi des visiteurs du soir des palais de la république qu’ils ont leur rond de serviette dans tel ou tel ministère, préfecture ou sous-direction des photocopies. Ainsi, avoir son rond de serviette devient synonyme d’entregent.
La Société du Papier Linge, dite SOPALIN, invente en 1946 un essuie-tout en ouate de cellulose qui va envoyer avoir son rond de serviette au paradis des expressions surannées. Le rouleau de papier absorbant remporte un succès tel auprès des ménagères qu’il en vient à remplacer la serviette en tissu et le bon vieux rond de serviette.
La modernité s’annonce jetable (en tout)¹. Alors elle balance, elle fourgue au rebut, elle abandonne à la décharge : il lui faut de la nouveauté, du progrès, et pas du rond de serviette.
L’atelier pyrogravure sur bois en forme tore de l’école primaire Jean Macé et le tourniquet à souvenirs de l’île d’Oléron avec ses ronds de serviette en terre cuite tenteront bien de maintenir la locution à flot, mais ce baroud d’honneur ne sauvera rien. Avoir son rond de serviette demeurera bel et bien désuet.