[demâdé si sa ɡrâdmèr fè dy vélo] (loc. interro. CASS.)
C’est en 1925, année surannée, que la chanson « Est-ce que je te demande ? » connut un succès populaire qui devait durer jusqu’à l’Occupation.
Le titre « Est-ce que je te demande ? » est aussi le premier vers de ladite œuvre, son second étant « si ta grand-mère fait du vélo ? », question qui devait passer à la postérité.
Extraite de l’opérette Trois jeunes filles nues (sur une musique de Raoul Moretti et un livret de Yves Mirande et Albert Willemetz), elle fut même jouée pour huit représentations à Broadway entre le 4 mars et le 6 avril 1929.
Je te demande si ta grand-mère fait du vélo ?
Dans les années 1920-1930, on se demanda ainsi jusqu’à New York, entre autres questions posées par cette chanson, si les grand-mères faisaient du vélo, quoi qu’il ne semble pas que l’expression fusse traduite littéralement Outre-Atlantique, le Yankee moyen ayant finalement préféré le moins pittoresque et plus expéditif « Are you talking to me? »
Demander si la grand-mère d’un importun fait du vélo est une manière d’hyperbole élégante visant à signifier à l’impétrant qu’il gagnerait à s’occuper strictement de ses affaires, ou de ses oignons s’il en cultive en son jardin, plutôt que de poser des questions indiscrètes.
… si ton p’tit frère a un stylo ?
On notera au passage que la sagesse populaire préféra s’en remettre à nos grands-mères qui défient la gravitation, l’ostéoporose et le danger de tomber dans les orties en enfourchant leur bicyclette plutôt que d’autres propositions de la chanson telles que « est-ce que ta p’tite sœur est grande ? » ou encore « ton p’tit frère a un stylo ? », sans oublier une mystérieuse cousine Fernande qui s’adonnait à des usages que la morale réprouve avec les anneaux d’un rideau.
Nous comprenons bien pourquoi la chanson fut interdite pendant l’Occupation, risquant ainsi de tomber en surannéité dès les années terribles. Une chanson qui encourage le citoyen à la discrétion, qui se moque des personnes qui « questionnent et vous empoisonnent » avec leurs questions, qui « vous embêtent avec leur enquête »… ne pouvait plus avoir droit de cité alors que la Gestapo s’installait pour plusieurs années et engageait le dialogue avec la population selon des méthodes auxquelles il était difficile de résister. À l’heure allemande, nos villages étaient plus attentifs à une jeune fille en bicyclette bleue qu’à une dame qui serait née juste après la défaite de Sedan et roulerait encore à vélo.
Malgré tout, le questionnement purement rhétorique des habitudes déambulatoires de nos grand-mères survécut à la guerre.
Dans ces années 1960-1970 dont nul n’avait vraiment conscience qu’elles étaient surannées, l’expression étudiée céans était toujours de mise, parfois en remplaçant le vélo par une plus moderne trottinette.
Ainsi en atteste le film réalisé par Claude Chabrol en Eastmancolor® (Kodak), Que la bête meure, sorti en salles en 1969, dans lequel on entend Paul Decourt (interprété par Jean Yanne) refuser de répondre à une question posée par Charles Thénier (Michel Duchaussoy) : « mais je vous demande pas si votre grand-mère fait du vélo, moi ? »
C’est la dernière apparition attestée dans une œuvre de l’esprit de l’expression invoquant nos grand-mères à vélo, avant qu’elle ne tombe finalement en suranné.
En effet, en nos temps modernes où la frontière entre vies privée et publique s’étiole au rythme des photos de vacances postées sur Facebook et selfies quotidiens sur Instagram, une interpellation dans la cour de récré telle que est-ce que je te demande si ta grand-mère fait du vélo ? est parfaitement absurde.
Ladite grand-mère, elle-même sur Facebook, a déjà posté une photo d’elle sur deux roues dévoilant son goût pour la petite reine.
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