[â prâdre plê lé mirèt] (loc. verb. OH !)
L‘ébaudissement est un état courant au temps du suranné, et il en est de l’étonnement pour celui qui le vit comme de l’envol pour le perdreau de l’année : un émerveillement quotidien. C’est pour cela que le langage d’alors, dans son grand pragmatisme, bâtit une locution emplie de poésie.
Oui poésie, car c’est dans l’œuvre d’un des plus grands de cet art que l’on trouve trace des premières mirettes rédigées. En 1869, dans ses Petits poèmes en prose, Charles Baudelaire nous décrit :
Voilà bien ces yeux dont la flamme traverse le crépuscule ; ces subtiles et terribles mirettes, que je reconnais à leur effrayante malice ! Elles attirent, elles subjuguent, elles dévorent le regard de l’imprudent qui les contemple. Je les ai souvent étudiées, ces étoiles noires qui commandent la curiosité et l’admiration.
Suivons les pas de Charles et étudions à notre tour ces mirettes mirifiques qui en prennent plein elles-mêmes. Arrêtons immédiatement les bricoleurs et maçons qui liront dans en prendre plein les mirettes des sévices quelconques exercés à l’encontre de leur outil de travail préféré (la mirette servant à vérifier le niveau d’un pavage) : aucun art de bâtir cathédrales ou prisons ne sera bafoué en ces lignes. Rassurons aussi les botanistes qui croiraient que nous allons cueillir à grandes brassées leur campanule chérie : ce ne sont pas ces mirettes que nous prendrons ici.
Soulignons dans notre progression que mirette est le nom du miroir que la blonde, princesse ou souillon, tient à la main, celui qui lui dira mieux qu’un amant délaissant qu’elle est toujours la plus belle. Et aboutissons enfin à en prendre plein les mirettes pour signifier en prendre plein les yeux, comme la première fois que vous vîtes un Matisse, un Modigliani, un Hopper ou Basquiat, le rayon vert, une aurore boréale, un sommet enneigé ou un désert jauni, un palais bâti pour un roi ou une bergerie dans le maquis.
En prendre plein les mirettes possède la juste intensité exclamative pour marquer la surprise mêlée d’admiration, sans transformer en groupie extasiée celui qui est touché. Une expérience baudelairienne en quelque sorte.
L’étonnement bienveillant d’en prendre plein les mirettes, sans doute trop occupé à mirer les beautés, ne vit pas arriver ce qui allait le pousser en surannéité. C’est le blasement affiché du moderne qui ne trouve d’émotion que dans un engouement du jour modulé en obsolescence programmée et traduit en version deux point un qui allait le blesser; deux point deux, puis trois point zéro achevant le travail.
En prendre plein les mirettes demeure depuis en version une et unique, avec les Poissons rouges, avec Jeanne Hébuterne au grand chapeau, avec Nighthawks, avec Riding with Death. Mais après tout, qui s’en plaindra ?