[alé vwar défilé lé draɡô] (loc. verb. ARDET ET AUD.)
L‘article VII¹, « Manière de faire défiler la troupe, pour la voir des deux côtés », est formel : « Quand les Cavaliers ou Dragons ont monté à cheval au quartier, & qu’ils ont été comptés, un Officier, ou Maréchal-des-Logis, ou les deux ensemble, la troupe étant en bataille ou sur plusieurs rangs, doivent faire défiler la Compagnie des deux côtés ».
Du badaud alors ébahi par le ballet ordonnancé du 3e régiment de Dragons², « Ardet et Audet », l’on pourrait mais un peu vite, dire qu’il est allé voir défiler les dragons.
Cruelle erreur d’interprétation ! Aller voir défiler les dragons ne comporte aucune admiration particulière pour l’ancien Bourbon-Dragons, pas plus que pour le Royal-Dragons (1er régiment des dragons), le Heudicourt-Dragons ou le Bauffremont-Dragons. Rien de rien, pas la moindre allusion au prestige militaire, au pas cadencé des chevaux, aux batailles sanglantes qui ont terminé leur glorieuse carrière en avenues parisiennes, en pont ou gare².
Aller voir défiler les dragons signifie tout bonnement jeûner. Oui, quand on saute le déjeuner, contraint par de chiches finances ou pour se conformer aux injonctions esthétiques portées en une de magazine, on va voir défiler les dragons.
Mettant de côté la chose militaire, les doux rêveurs admirateurs des reptiles griffus et ailés prétendent sans sourciller qu’aller voir défiler les dragons relève de leur spécialité, que les dragons cités sont les créatures légendaires qui ornaient déjà la porte d’Ishtar dans l’antique Babylone, que c’est la transe générée par le jeûne qui permet de les voir parader, et mille autres explications sans queue ni tête que nous ne pourrons retenir en ces lignes.
Il est fort probable que l’expression procède d’un stratagème consistant à détourner l’attention de celui qui va devoir se serrer la ceinture, et plutôt que lui annoncer qu’il va falloir faire maigre, il semblait malin de lui proposer d’aller voir défiler les dragons. Une ruse que l’on retrouve dans aller au cinéma des draps blancs et qui semble caractéristique de la langue surannée : l’allégorie pour mieux faire passer la pilule. Une pudeur peut-être.
Pour être complet, notons l’étrange et systématique proximité d’un équidé lorsqu’il s’agit de se priver de nourriture, puisque la bête est déjà présente dans manger avec les chevaux de bois qui charrie le même sens ascétique.
Le 14 juillet 1993, le 3e régiment de Dragons défile sur les Champs-Élysées, sous les applaudissements de la foule enchantée. Le sens propre d’aller voir les dragons défiler s’exprime pour la dernière fois (le régiment sera dissous trois ans plus tard) et s’en va rejoindre son jumeau suranné, oublié quant à lui depuis plusieurs années.