[la bajé bèl] (prem. gr. PINOCH.)
Vous savez combien je tiens à l’accent circonflexe, lui qui montre toute la profondeur de l’abîme lorsqu’il le chapeaute, jusqu’à faire entendre l’écho de celui ou de celle qui s’y est enfoncé en voulant le supprimer.Adoncques me direz-vous car vous êtes fins lettrés. J’y viens mes amis, j’y viens, laissez-moi le temps de m’expliquer.
Le verbe qui compose l’expression qui nous rassemble ici pourrait sembler faux sans son chapeau chinois comme disait la maîtresse. Il n’en est rien. Son absence est légitime car la bailler belle n’est pas bâiller d’ennui ni même bayer aux corneilles en attendant une blonde depuis bien trop longtemps. Dans ce cas là on dira croquer le marmot, et vous le saviez déjà.
La bailler belle est d’un tout autre acabit. Il est question de fourberie, de menteries.
Le vendeur d’automobile d’occasion qui veut absolument vous refourguer son épave d’un autre âge au prix d’un bolide flambant neuf la baille belle, l’agent immobilier improvisé qui vous vante un gourbi comme un loft atypique la baille belle, le bonimenteur du marché et son appareil à potentiomètre inversé digne du Schmilblick des frères Fauderche la baille belle. Et que dire du candidat à l’élection qui lui donnera l’illusion du pouvoir pour qui la bailler belle est une seconde nature et à coté duquel les gougnafiers susnommés font figure de comiques troupiers…
Si la bailler belle est devenue surannée ce n’est pas faute de pouvoir être usitée. Le menteur, le fourbe, le manipulateur n’est pas un animal en voie de disparition à ce que je sache.
Bailler sans accent nous vient du lointain XIIᵉ siècle où il signifiait porter mais rencontra la concurrence facile et simpliste de donner qui rapidement le poussa dans l’oubli. Le verbe fourre-tout est tellement plus pratique. Au XVIᵉ siècle il se joua de tous en revenant avec la bailler belle qui pointait son ironie, la belle ne l’étant pas tant que ça. Oui, le XVIᵉ est moqueur. La large ouverture de la bouche par contraction involontaire des muscles du visage entraînant une inhalation profonde d’air pour cause d’ennui profond lui aussi ou de fatigue vint se mêler au débat et semer un peu plus le trouble dans les esprits déjà assoupis de ceux qui ne manquaient pas de bayer aux corneilles.
Bâiller, bailler et bayer ne pouvaient être tolérés côte à côte dans une modernité à clavier qui supprime tout accent trop subtile qui viendrait nuancer un propos ou modifier un sens¹. La bailler belle était déjà foutue, bayer aux corneilles la rejoignit et un obscur gratte-papier ministériel qui devait s’ennuyer tenta de faire manger son chapeau à bâiller. Il y avait trois [bajé], il ne pouvait donc en rester aucun.