[bavé dé kliNo] (loc. verb. OUIN.)
Au temps du suranné il se disait qu’un homme ne pleurait pas. C’était comme ça.Une sorte d’héritage gaulois d’un aïeul viril à souhait qui trucidait ses ennemis sans broncher, un bagage christique, une donnée génétique peut-être, nul ne le sait vraiment mais toujours est-il qu’un homme ça ne pleure pas ! Point.
À la rigueur en épluchant les oignons et encore, un homme ça n’a rien à faire dans la cuisine¹.
Oui mais voilà, un but de Janvion², un Vosne-Romanée, un Ave Maria de la Callas, et la larmichette pointe à la caroncule.
Qu’à cela ne tienne, on ne dira pas dans ce cas que l’homme pleure (puisqu’un homme ne pleure pas) mais qu’il est en train de baver des clignots. La langue surannée à réponse à tout quand il s’agit d’honneur masculin.
A priori réservé aux plus jeunes enfants, aux assoupis du TGV et aux goupils enragés, la bave est d’origine parotidienne et submandibulaire, rien à voir donc avec le liquide lacrymal secrété par les glandes du même nom. On peut soupçonner le langage de n’avoir pas voulu totalement exonérer le pleurnicheur de toute culpabilité, la salive n’appartenant pas aux humeurs (pour rappel : sang, pituite, bile jaune, atrabile). Baver des clignots n’est tout de même pas noble.
Baver des clignots conserve donc un petit caractère moqueur, ce qui explique son usage parcimonieux dans la littérature et dans les arts.
Saint Sébastien criblé de flèches sent bien que ça pique un peu, mais pas une larme
Dans son martyre peint par Andrea Mantegna, saint Sébastien criblé de flèches sent bien que ça pique un peu, mais pas une larme; non, rien. Dans Guernica, seules les femmes pleurent (sur la droite du tableau) quand hommes, chevaux et taureaux meurent sans une larme sous les bombes de la Légion Condor. Il en faut un peu plus pour baver des clignots et ce ne sont pas quelques génocidaires fascistes qui vont nous faire chialer. Non, vraiment pas.
Le commissaire San Antonio, chouchou de ces dames, distillera légèrement de sa sensibilité en bavant des clignots en de rares occasions, et c’est bien lui qui ouvrira la voie aux acteurs du cinématographe moderne qui pourront donc s’y mettre sans risquer de passer pour des faibles. Si San A. peut avoir l’œil humide, c’est permis au commun. Attention, il ne s’agit pas de verser de chaudes larmes mais bien de baver des clignots.
L’Actors Studio dans sa méthode Strasberg ira même jusqu’à intituler l’un des paragraphes de son livre La Construction du personnage, « How to drool of your own eyes », preuve s’il en fallait que baver des clignots n’est pas vraiment pleurer.
En détruisant la vision monolithique de l’homme (qui ne pleure donc pas) pour le réduire en quelconques cibles consuméristes³ capables de pleurer pour s’acheter une voiture, un yaourt ou une crème anti-rides, le marketing moderne fit voler en éclat baver des clignots.
Devenue inutile devant tant de larmes encouragées pour de basses raisons mercantiles, la locution verbale fit valoir ses droits à la surannéité et préféra demeurer oubliée. Nul ne pensa à la pleurer.