[karé blâ] (gr. nom. TÉLÉ.)
Les temps surannés savaient parfois être pudiques, aussi lorsque Karl Ferdinand Braun inventa en 1892 le tube cathodique (celui qui donnera le téléviseur puis la télévision puis les programmes télévisés), les responsables de la chose décidèrent-ils d’instaurer ce que l’on pourrait appeler simplement index librorum prohibitorum juxta exemplar romanum jussu sanctissimi domini nostri si l’on parlait latin dès le matin à l’instar de la curie romaine.
Comme elle est surannée et parle juste le français, l’année 1961, qui flirte encore avec la poésie, et le comité de surveillance composé de personnalités du monde de la science, de la littérature, de la médecine pédiatrique et du cinéma, décident de plutôt donner le nom de carré blanc au chaste voile dont ils vont couvrir certaines œuvres par trop libidineuses…
L’application du carré blanc ne permettait pas d’obtenir des films ad usum Delphini, mais simplement de prévenir le chef de famille que ce qui allait suivre contenait « des représentations de violence et de pornographie » et n’était pas pour tout public.
Pour donner une idée aux plus jeunes, Hôtel du Nord et la Femme du boulanger en furent affublés¹. Le carré blanc (qui était un rectangle continuant à s’appeler carré à partir de 1964) était apposé en bas à droite de l’écran, marquant de son sceau des scènes laissant apparaître un décolleté trop plongeant ou une chute de reins provocante.
La speakerine qui annonçait le programme prenait un air constipé de conspiratrice pour nous glisser dans un silence qui en disait plus long qu’un discours de Fidel que le film qui suivait était soumis au carré blanc. Dans l’instant c’était le branle-bas de combat : le pater familias se levait et tournait le bouton de la télévision (la télécommande date des années modernes), les enfants devaient se brosser les dents et filer au cinéma des draps blancs eux aussi.
« Code 63, je répète on a un code 63, ceci n’est pas un exercice » : carré blanc résonnait comme une alerte de niveau trois sur une échelle allant de 1 à l’invasion du territoire par les troupes de l’URSS.
Kasimir Malevitch, peintre, dessinateur, sculpteur et penseur du suprématisme qui avait commis le premier monochrome de la peinture contemporaine « Carré blanc sur fond blanc »² devait bien se marrer du haut de son nuage avec ses théories sur la relation d’attraction et de rejet des formes : le carré blanc nous prévenait en fait qu’en termes de formes et d’attraction on allait être servi ! Il était un signal d’intérêt à porter plus fort qu’une alerte sur l’inconvenance qui venait.
Qu’il est amusant de désuétude ce gentil carré blanc d’antan.
Désormais on égorge en flouté au 20 Heures, on zoome en live sur la prise d’otage jusqu’à l’assaut final, on débite ignominie sur ignominie en prime-time tout en riant grassement et on observe des innocents caricatures d’eux-mêmes, cobayes de leur plein gré enfermés dans un cloaque clinquant de vulgarité. L’érotisme torride de Ginette Leclerc ou d’Arletty qui faisait l’objet du carré blanc ressemble à une bien pâle et risible atteinte à la morale commune face aux tenants de l’image en couleur moderne.
Si Malevitch était encore vivant je lui dirais que j’ai enfin trouvé une fonction à son « Carré noir sur fond blanc » (qui m’insupporte par ailleurs, mais ceci est une autre histoire)³, et viendrais le poser en bas à droite de ces programmes navrants. En signe de deuil de la pensée, de l’érotisme, de l’humour.