[la karte miSlê] (marq. dép. CARTO.)
Dans les temps surannés on parlait d’eux avec respect et en baissant la voix, en prenant un air de la plus grande modestie car Ils pouvaient nous écraser de leur savoir : les maîtres cartographes. Eux seuls savaient comment aller d’un point à l’autre dans ce royaume de France et de Navarre, eux seuls connaissaient les bonnes routes et les bonnes auberges, les écuries recommandées et les coupe-gorge à fuir. Leur art consistait en la représentation concise et efficace de l’espace sur un support parcheminé, et plus tard papier, de toutes ces informations qui allaient nous permettre de préparer le beau voyage.Eh oui, car il était grand temps d’y penser. Où allions-nous partir cet été ? L’île d’Oléron, La Londe-les-Maures, ou plus exotique l’Espagne ? Je votais systématiquement pour la dune du Pyla dans l’espoir insensé d’y croiser à nouveau cette subjuguante blondinette¹ qui, je le savais, y passait chaque année ses vacances. Mais est-on écouté par les adultes dans les années surannées?
Une fois le choix arbitré (avec cette histoire de gorges du Verdon j’allais encore rater la blondinette), il fallait se pencher sérieusement sur le trajet, l’étudier des soirs durant, et pour ça mettre en œuvre les propriétés orientantes de la carte Michelin.
La carte Michelin était en ce temps là une innovation stupéfiante avec ses deux fois dix plis accordéon qui finissaient dans un format de onze centimètres de large par vingt-cinq de haut. Enfin ça, c’était quand papa ne s’était pas énervé pour trouver la bonne nationale, la bonne départementale, le petit chemin vicinal, qui permettraient de gagner du temps ou de ne rien oublier d’un point de vue panoramique ou d’une église romane. Il me faut bien admettre aujourd’hui qu’il fallait être balèze en pliage pour parvenir à la remettre dans le bon sens cette carte Michelin…
Créée en 1905 pour la sixième coupe automobile Gordon-Bennett qui se déroula à Clermont-Ferrand, terre des frères Michelin, la première carte Michelin est celle du parcours de 137 kilomètres au 1/100 000e. Le trophée est remporté par Léon Théry dit Le Chronomètre², sur une Richard-Brasier de onze litres et 96 ch., en 7 heures et 2 minutes à près de 80 km/h de vitesse moyenne. La carte Michelin a trouvé sa raison d’être : elle nous guidera vers la victoire !
Désormais, à l’échelle de 1/ 50 000e (pour ceux qui auraient dormi en CE2 ça signifie que 1 centimètre sur la carte équivaut à 500 mètres sur le terrain) la société de pneumatiques Michelin nous montrera le chemin qu’il faut prendre (de préférence avec ses pneus). Les autoroutes ou routes à doubles voies séparées se dessineront en double ligne rouge remplie de jaune ou blanc, les routes nationales en ligne rouge épaisse, les départementales en jaune moyenne, les autres en ligne blanche plus ou moins fine et même en pointillés. Les route en projet ou en construction seront des traits hachés espacés ou rapprochés et les routes dangereuses des pointillés rouges. Et par dessus tout ça des trajectoires au crayon de papier dessinées par mon père…
La carte Michelin fait l’objet d’une numérotation, fruit d’un calcul complexe et sophistiqué comme seuls savent le faire les ingénieurs français qui référencent aussi les trains, les pièces de rechange des véhicules automobiles, et tout autre élément manufacturé qui voudra bien supporter de se trouver numéroté. Une première tentative de 1 à 47 pour le découpage de la France sera abandonné en 1920, certainement jugé trop simple. Dès lors on aura de 1 à 4 pour la Belgique, de 5 à 6 pour la Hollande, 8 pour le Luxembourg, 21, 23, 24 et 26 pour la Suisse (non, pas de 25), de 51 à 86 pour des cartes régionales françaises aux fameuses couvertures jaunes (au1/200 000e), 91 pour les environs de Lyon, 10 pour Paris au 10 000e (la couverture bleu foncé que tout bon Parisien possédait dans la boîte à gants), 87 pour l’Alsace, 90 pour la Corse, etc.
302 à 307 référencera les plus belles routes de France au début des années 50 avec une couverture rouge pétant.
Aujourd’hui il n’y a plus que le département des Cartes et plans de la Bibliothèque nationale de France et le fonds patrimonial de la Société Michelin qui possèdent l’intégralité des titres de la carte Michelin. Même mon père s’est mis au Global Positioning System pour trouver sa route des vacances ou du quotidien. Une voix choisie sur étagère lui conseille de tourner à droite dans 400 mètres quand il le faut. C’est net et sans traits de crayon de bois bien peu lisibles.
La carte et le territoire est devenu une aventure romanesque.