[kase tʁwa pat a ɛ̃ kanaʁ] (exp. BASSE-CO.)
Ce pourrait être la preuve d’un certain sadisme du suranné que ses détracteurs novlangue recherchent avec avidité. Ce pourrait, mais ce n’est pas.
Casser trois pattes à un canard relève plus de l’imagerie allégorique dont se repaît le langage suranné que de la barbarie sur animal de basse-cour.
Et ce d’autant plus que l’expression s’emploie généralement en négatif : on dira volontiers que « ça ne casse pas trois pattes à un canard » plutôt que l’inverse. Mettez vos bottes on va faire un tour dans les prés et la basse-cour.
Casser trois pattes à un canard marque un désappointement mi-figue mi-raisin (ce qui au demeurant s’accommode parfaitement avec un magret juste rosé, c’est fou cette voie culinaire qu’empruntent si souvent les expressions surannées mais ceci est une autre histoire) pour celui qui s’attendait à mieux.
Le canard boiteux avec trois pattes brisées est un espoir déçu, un amour contrarié, une révélation soudaine d’une médiocrité qu’on n’avait pas soupçonnée.
Casser trois pattes à un canard est d’autant plus cruel que le palmipède portait avec lui des lendemains qui chantent (quoi que le cancanement du col vert à l’aube puisse laisser les plus mélomanes d’entre vous de marbre), des envies folles d’un monde nouveau où-les-méchants-seraient-gentils-et-même-qu’on-roulerait-tous-en-voitures-qui-polluent-pas-et-que-la-faim-dans-le-monde-n’existerait-plus (oui, j’ai un côté Miss France, n’essayez pas de me changer).
Casser trois pattes à un canard est suranné parce que la conjonction d’une mode vegan et la prise de conscience de la souffrance animale on fait souffler un vent politiquement correct jusque dans le parler.
Désormais il est iconoclaste de s’étonner d’une platitude en brisant la palme d’un anatidé. C’est bien dommage car il y avait de l’ambition, du défi, de l’appétit, du rêve, un peu de mégalomanie aussi, mais toujours de la passion à envisager cette fracture multiple. Le cinéaste, l’écrivain, le peintre, le sculpteur, le musicien, ou même le professionnel de la profession qui parvenait à ébahir son monde en excellant même un instant devenait le roi de la basse-cour ou plus noblement tenait là son chef d’œuvre.
Las, il vaut mieux aujourd’hui ne pas trop faire de vagues… Des fois qu’elles gêneraient les canards.
On ne casse plus trois pattes à un canard, c’est interdit. On se contente de ce qu’on a et c’est déjà pas mal.
Alors on enfile les platitudes, on mange sans goût dans des concept-restaurants, on contemple des reprises insipides de chansons qui comptèrent parmi les plus belles¹, on se pâme en happening devant les bouses d’imposteurs improvisés sculpteurs, on applaudit aux effets surround en 3D d’histoires sans idées.
Je sais, je suis un vieux con suranné qui pleure que plus grand-chose ne casse trois pattes à un canard, il va être temps que je m’en aille.
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