[ʃe ma tɑ̃t] (exp. FAM.)
C‘est qu’il m’en a fallu du temps avant de la comprendre celle-la. Ayant vécu en partie ces lointains temps surannés, il m’était en effet arrivé d’entendre ici ou là en enfance qu’il fallait passer chez ma tante.
Expression que je trouvais déroutante car il n’était jamais précisé de laquelle on parlait et comme je suis d’une famille qui en compte plus d’une… Qui plus est ce qui aurait dû relever de la fête, aucune de mes tantes n’étant par ailleurs affublée d’un coquin gâcheur de festivités en l’occurence l’oncle raciste¹, semblait tout de même passer pour une sale corvée. Et pour couronner le tout je n’étais jamais de la partie comme les uns et les autres se rendaient chez ma tante. Que de mystères !
Aujourd’hui je sais que ma tante est vieille. Elle est même née en 1637. Pour vous dire si elle est surannée. Je sais aussi que ma tante est grande car elle permet d’échapper à l’usurier et son taux qui en a poussé plus d’un au suicide. Elle est en cela plutôt sympathique (même si elle ne me prête que la moitié de la valeur de ce que je lui confie).
Et ce que vous ne savez peut être pas : ma tante possède certainement la plus belle cave de Paris qui, si j’en crois la légende, regorge de Grands Crus, de Châteaux ancestraux, de Domaines réputés. Quand je vous dis que la tantine a bon goût…
Chez ma tante vous croiserez des flambeurs trop sûrs d’eux, bien heureux au matin de trouver quelques billets salvateurs en échange de leur montre qui leur permettra ainsi de solder leur dette et de sauver leur honneur, vous y verrez des puissants remiser l’argenterie qui n’accompagnera plus les dîners qu’ils aimaient trop donner, vous y entendrez la complainte de l’amoureux qui croyait que le diamant le rendrait plus séduisant et que la belle a plumé, et l’héritier prodigue qui vient y porter la toile inspirée d’un grand maître dont bonne-maman fut la muse. Chez ma tante c’est un peu la gueule de bois des lendemains qui ne chantent plus.
Pour autant chez ma tante rien n’est triste car on sait que lorsque le vent tournera on y reviendra chercher les pierres précieuses, les vases de Chine et les meubles marquetés Boulle. Et si ce revers de fortune venait à trop durer ma tante accueillera ces tapis d’Ispahan comme ultime présent.
En attendant, ma tante, garde ces souvenirs précieux, je n’ai désormais plus rien et je pars sur la route. Si j’y trouve de l’or je reviendrai chercher tout ça.
Le port.
Le port de New York.
1834.
C’est là que débarquent tous les naufragés du vieux monde. Les naufragés, les malheureux, les mécontents. Les hommes libres, les insoumis. Ceux qui ont eu des revers de fortune; ceux qui ont tout risqué pour une seule carte; ceux qu’une passion romantique a bouleversés.
Blaise Cendrars, L’or