[ɛ̃ bɔ̃ ku də fuʁʃɛt] (gr. n. CUIS.)
Condition sine qua non de l’homme sachant vivre à l’époque surannée, gage de savoir-être auprès de toute maîtresse de maison qui se respecte, le bon coup de fourchette est le laissez-passer des dimanches réussis et des familles en paix.
Distinction du gastronome rabelaisien bien de chez nous, ce bon coup permet tous les outrages post-agapes en notre beau pays bien suranné où manger en quantité goulue est une valeur sûre : le proprio du couvert sus-nommé pourra aller jusqu’à ronfler dans le fauteuil tout le restant de la journée, il est absout et pardonné.
Si en revanche tu as choisi de pignocher sur le deuxième service du rôti de veau et son accompagnement tuberculé, voire même si tu as osé refuser de reprendre du gâteau-pur-beurre-qui-ne-peut-pas-te-faire-de-mal, laisse-moi te dire camarade que tu es dans la mouise. Ici (je veux dire en ces temps et ces lieux surannés) on baffre, on gloutonne, on s’en colle plein la lampe, on s’en met plein la panse, on joue des mandibules. En un mot comme en cent le bon coup de fourchette est destiné à enfourner jusqu’à s’en faire péter la sous-ventrière.
Reçu comme un honneur par le préposé aux fourneaux, le bon coup de fourchette expose à la tablée entière la quantité de satiété reconnaissante de celui qui le porte. Plus il enfourne plus il est heureux et plus son hôte le chérit. On notera au passage combien la langue peut parfois être joueuse puisque c’est en donnant des coups d’un objet pointu et perçant que le mangeur fait naître le bonheur. Joueuse vous dis-je, joueuse.
Si le suranné nous a souvent habitués à un certain degré de sophistication, je tiens à souligner le caractère trivial et imprécis de l’expression du jour. Tous ceux qui comme moi furent éduqués par une gouvernante revêche et sèche comme un coup de trique auront noté le cruel flou que génère le bon coup de fourchette. Mais diantre, de quelle fourchette parle-t-on ? J’imagine assez peu qu’il s’agisse d’une argentée mélangeuse de salade quoi que son coup eût dût être percutant. C’est que ça pèse l’argent… Alors quoi, serait-ce celle à poisson ou à fondue dont nous parlons ici ? A moins qu’il ne se cause de la fourchette à huîtres ou de son homologue à crustacés. Je n’ose penser qu’on puisse avoir un bon coup de fourchette à escargots, cela confinerait au ridicule. Et quid de celle à pot-au-feu, de celle à ragoût, de celle à melon, à sardines, à gibier, à fondue, à spaghetti ou à viande ? Me concernant j’aurais un faible pour la fourchette à gâteaux si je voulais en donner quelques coups.
Nous faudra-t-il enfin invoquer Levi-Strauss ou Roland Barthes pour dévoiler ce mystérieux idiotisme gastronomique ? Las laissons-les se reposer et avec eux le bon coup de fourchette en pays suranné. L’époque n’est plus la sienne. Ses ennemis sans sel, sans gluten, sans graisses et leurs complices édulcorés sans sucres, sans caséine, sans caféine se sont chargés de son sort. Pantagruel est mort.
Toute leur vie était régie non par des lois, des statuts ou des règles, mais selon leur volonté et leur libre arbitre. Ils sortaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur en venait. Nul ne les éveillait, nul ne les obligeait à boire ni à manger, ni à faire quoi que ce soit. Ainsi en avait décidé Gargantua.
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