[dèrnjèr stasjô avâ lotorut] (signal. A6)
La belle infrastructure autoroutière qui jalonne les monts et vaux de France n’a pas toujours été aussi dense que le moderne voyageur qui traverse le pays pourrait le croire. Il était une époque désormais surannée où le ruban à plusieurs voies, glissières de sécurité et aires de repos tous les dix kilomètres, ne reliait que quelques préfectures régionales à notre grande capitale. C’était le temps où l’on utilisait les routes nationales pour partir en vacances et pour rejoindre un moment ou un autre la pratique autoroute car elle savait comment aller vers le soleil puisqu’elle en portait même le nom.
Régulièrement des flèches nous indiquaient la direction et la distance de cette voie royale vers notre but et on piaffait à l’idée de pouvoir se baigner une dizaine d’heures plus tard dans la grande bleue. On jouait à la 2Cv verte, on comptait les moutons et les vaches, bref c’était l’allégresse. Quand arrivait le panneau de l’angoisse.
Il était assez grand. Plusieurs mètres de large et au moins deux de haut. Je ne sais plus exactement, mes yeux d’enfant voyaient si grand. Posé là sur le bord de la route, il nous avertissait avec son fond très sombre sur lequel se détachaient nettement des lettres alarmantes. Quand on l’apercevait le silence s’installait. Le conducteur, mon père évidemment, regardait ses compteurs et tapotait le tableau de bord pour s’assurer que la jauge fonctionnait normalement. Dernière station avant l’autoroute.
Il fallait calculer des trucs qui m’échappaient. Une histoire de « litres au cent » et diviser la distance présumée demeurante par ce même cent. Mais cent quoi n’osai-je demander car je sentais que l’heure était trop grave. Dernière station avant l’autoroute. Cette phrase sans verbe sonnait comme un précepte pour initiés. De toute évidence il pouvait se passer quelque chose. Dernière, station, avant, l’autoroute. Quatre mots pour nous parler d’essence, de manque, de panne, de jerrican, de danger, d’attente, de rendez-vous manqué avec le sable chaud. Dernière station avant l’autoroute charriait avec elle plus d’angoisse que La main au collet, Psychose ou Les oiseaux que j’avais regardés presque sans me cacher¹. On entrait dans un monde qui pouvait nous dévorer si on décidait de ne pas s’arrêter.
J’ai fait des voyages insouciants quand mon père annonçait qu’on avait largement de quoi tenir jusqu’à Lyon ou qu’il disait tout guilleret qu’il avait fait le plein et que cette voiture ne consommait pas beaucoup. J’ai aussi vécu des enfers quand il hochait la tête en disant qu’on verrait bien, que ça devrait passer.
Le panneau suranné et son message effrayant ont disparu aujourd’hui. Et Total et ses confrères tiennent boutique tous les vingt kilomètres ou presque, tout autant minés par ma peur de manquer que par la leur d’un chiffre d’affaires en baisse. Mon réservoir est plein et on va pouvoir foncer plein gaz vers la mer. C’est moi qui conduit (j’ai bien grandi). Je viens juste de passer devant l’ancienne dernière station avant l’autoroute; elle est fermée.