— Dis papa, c’était comment au temps du suranné ?
— Eh bien mon fils, au temps du suranné… Les adultes fumaient à table au restaurant tout comme le premier ministre fumait pendant ses interviews. Il y avait une première classe dans le métro. Un Français gagnait le Tour de France. Les cols roulés piquaient vraiment beaucoup. Le téléphone avait des fils et un cadran. Et un beau cache en velours.
Maritie et Gilbert Carpentier animaient les samedis soirs à la télé. J’avais certainement des copains juifs, noirs, arabes, riches, pauvres, athées, avec des parents de gauche, de droite, mais je ne le savais pas : c’était juste des copains et on s’amusait bien. Le latin c’était difficile. Les voitures n’avaient pas la clim’ alors on ouvrait les fenêtres quand on roulait sur l’autoroute. La télévision était en noir et blanc, et je ne savais pas que Casimir était orange. Tu vois qui c’est Casimir ?
Quand un film n’était pas pour les enfants il y avait un carré blanc. Plus tard, pour aller à des boums on roulait sur des Bleues, sans casque parce que ce n’était pas obligatoire. Au milieu de l’Allemagne il y avait un mur, infranchissable, terrible. En fait il y avait deux Allemagne.
La tapisserie à grosses fleurs de ma chambre se transformait en monstres la nuit venue. En voiture j’étais malade, alors on s’arrêtait souvent. L’été, pour aller jusqu’au bord de la mer ça nous prenait deux jours par la Nationale 7. C’était bien : on dormait sur la plage arrière et sur la banquette pendant que papa conduisait. Quand on croisait une 2Cv verte on se pinçait très fort. C’était un jeu.
Chaque semaine j’achetais Pif Gadget et j’essayais de cultiver les petits pois sauteurs du Mexique sans que maman ne les jette à la poubelle. Une fois j’ai mis le feu à un champ avec une invention. Je me suis fait appeler Arthur !
A l’école on reniflait les feuilles qui sortaient de la ronéotypeuse; elles sentaient bon. Et on mangeait de la colle Cléopâtre avec sa petite pelle. Hummm.
Un jour est arrivé une musique nouvelle : c’était le smurf. Avec des mouvements super difficiles à réaliser. Je n’y suis jamais parvenu. A la cantine on buvait dans des verres Duralex et on regardait au fond pour y trouver notre âge. J’avais sept ans je crois, quand mon père m’a offert mon premier Opinel, et j’étais super fier. Pour aller jouer au foot je mettais mon ballon dans un filet à provisions, c’était la classe.
Plus tard, bien plus tard, j’ai écrit des lettres d’amour.
Je n’ai pas vu tout ces trucs disparaître. Peut-être sont-ils partis à cause de moi, je ne sais pas.
— C’est pour ça que tu es un vieux con suranné ?
— Oui mon fils, c’est pour ça.