[dwa de mòr] (salsif. CUIS.)
Bien que la mercatique maline et férue de nouveautés ait décidé de s’emparer du sujet, même s’il demeure embryonnaire il faut bien l’avouer, je peux en tant qu’expert vous certifier que les légumes aussi peuvent être surannés. Depuis quelques mois rutabagas, topinambours, pâtissons et coloquintes font les délices des explorateurs en cuisine désuète et les gros titres des émissions spécialisées.Il en est un cependant dont on ne parle jamais, son nom jouant certainement un peu trop avec les tabous bien de chez nous. Il demeure cantonné en surannéité et la dernière à l’avoir employé est ma grand-mère paternelle en 1976 si je ne m’abuse, me demandant de l’aider à éplucher les doigts de morts. Enfer, stupeur et damnation. Mamie yoyoterait-elle de la touffe ?
D’un caractère assez peu attiré par l’exercice de la médecine légale ou de la thanatopraxie¹, la question m’avait saisi et j’avais dû éluder en prétextant une demande supérieure émise par mon grand-père ou toute autre forme d’autorité suprême qui pouvait justifier mon abandon de la mission. Non, je ne me voyais pas de corvée de doigts de morts. Autant équeuter les haricots ou peler les pommes de terre ne me posait pas de problèmes, autant serrer la pince à des phalanges de l’au-delà me glaçait d’effroi.
À midi je ne mangeai pas de doigts de morts, l’anthropophagie me semblant constituer un interdit majeur de notre culture occidentale (je sais, je suis d’un conventionnel parfois…). J’écopai évidemment de quelque punition après un énième avertissement mais ne cédai pas malgré la pression.
À la suite de ce douloureux épisode j’enfouis personnellement au fin fond de la bibliothèque surannée les doigts de morts et leur recette à la béchamel. Et vous aurez beau me raconter que Louis XIV adorait qu’on lui serve de ces racines qu’on appelle aussi salsifis, rien n’y fera. Je déclencherai moi-même s’il le faut la bataille à la cantine pour ruiner toute tentative de nous servir ce mal nommé. Des doigts de morts !
Moi qui loue plus souvent qu’il ne faut les qualités descriptives de la langue surannée j’admets bien volontiers qu’ici elle aurait été avisée de restreindre sa créativité. Les doigts de morts auront fait s’écarter de leur assiette des milliers d’enfants (et de plus grands) dont je veux aujourd’hui me faire le porte-parole.
Cela dit, les salsifis c’est dégueulasse.