[ékrazé ê ɡrê] (gr. verb. BALTO.)
Lorsque le contemporain s’essaye au suranné sans avoir franchi les nécessaires étapes d’apprentissage que sont, dans l’ordre, la lecture de San Antonio, le visionnage répétitif d’Un singe en hiver et divers chefs d’œuvre du 7ᵉ art, la consommation d’un Picon bière au Penalty, et pour finir un stage de découverte de l’entreprise à la chaîne de quelque usine travaillant en trois huit, il risque tout simplement de faire un bide.
Nombreux sont ceux ayant échoué plus ou moins péniblement, tentant de placer une expression désuète dans une conversation pour séduire, ajoutant dans leur biographie ce mot joli au sens considérablement opposé à celui qu’ils voulaient. Et nous les plaignons sincèrement car la langue écornée est sans pitié pour ceux qui ont imaginé la dompter. Il est dans cette veine un exemple bien commun en écraser un grain.
Va-t’en savoir pourquoi, ami du suranné, écraser un grain est affublé de mille et un sens interdits dans l’esprit embrumé de ces malheureux du langage. À tel point que cette définition que voici pourrait s’avérer d’utilité publique et mériter les honneurs d’un décret qui la promulguerait en urgence, la hissant au firmament d’une syntaxe trop souvent bafouée, mais je m’emballe. À toutes fins utiles sachez donc garder en mémoire qu’écraser un grain signifie prendre un petit blanc limé au zinc ou tout autre breuvage fermenté possédant quelques degrés d’alcool.
Il est plus que probable qu’écraser un grain provienne du processus de fabrication de la bière au cours duquel le concassage du malt consiste à en écraser les grains afin de les réduire en farine grossière. Écraser ces grains autorisera l’eau à se mêler aux enzymes, amidon et sucres pour faire de cette sikaru que l’on trouvait déjà dans la province de Sumer quatre mille ans avant notre ère, une boisson désaltérante d’après l’effort (ou de pendant le match).
Abandonnant l’harassant travail de la fabrication aux spécialistes, écraser un grain est devenu commun pour désigner le fait de s’en jeter un petit derrière la cravate, élargissant par la même occasion le panel des boissons susceptibles de participer au rayonnement du concept.
Pour les férus et les pointus, même s’il est définitivement enterré en ce sens, écraser un grain peut s’avérer nauséabond puisqu’il est aussi synonyme de déchirer sa toile, c’est à dire de lâcher une pastille du sérail, enfin bref de louffer ! Oublions cependant cette acception indigne.
C’est l’apparition de la bière sans alcool qui petit à petit voua au suranné écraser un grain, l’ersatz obtenu par fermentation rapide étant perçu comme infamant par l’immense majorité des piliers du Balto. Le doute induit sur la fabrication par l’affichage ostentatoire d’un degré d’alcool proche du zéro distilla une peur telle que héler « Paul, une Tourtel ! » comme dans la pub (1985), devint totalement impossible.
Écraser un grain s’écrasa dans son coin et ne ressurgit que fort mal à propos dans une époque sans alcool mais avec tant de grain à moudre pour des futilités qu’elle ne sait même plus s’arrêter pour boire un verre avec les copains. Et ça c’est bien dommage.