[sânÿijé kòm ê bròSè dâ le tirwar dyn kòmòd] (prov. ÉBENIST.)
Pour celles et ceux qui viennent régulièrement en ces pages digitalisées, vous savez que je puise dans ma mémoire familiale de délicieuses sentences proverbiales surannées. C’est donc encore la parole arrière-grand-parentale que je convoquerai aujourd’hui pour vous faire part d’une certaine idée de l’ennui.
En dehors des expérimentations scientifiques consistant à fumer des Boyard au fond du hangar ou à remplir d’éther le réservoir du Solex, il m’arrive de me sentir désœuvré pendant ces longues vacances d’été dont une partie se déroule dans cette campagne française charmante mais loin de tout. C’est normal, j’ai dix ou douze ans et à cet âge on est vite las. J’aurais bien essayé la carabine à plombs mais mon malin de grand-père qui a dû faire les 400 coups bien avant moi l’a mise sous clefs.
Je suis donc là, assis par terre dans la basse-cour le nez en l’air quand je l’entends pour la première fois : « on dirait que tu t’ennuies comme un brochet dans le tiroir d’une commode ». Stupeur et Littré sont convoqués dans l’instant. C’est mon arrière-grand-mère. Elle maîtrise parfaitement le langage suranné. Elle a encore frappé.
Comme toujours en surannéité l’image est saisissante. Le désuet n’est pas fluet, il a l’allégorie qui claque, la métaphore balèze, le symbole cinglant. Car quel spleen est plus profond que celui d’un brochet dans le tiroir d’une commode ? L’esox lucius autrement dit bec-de-canard, gros bec, grand-gousier, lanceron, gobe poisson, requin de rivière ou d’eau douce, peut-il trouver accommodant de séjourner dans le tiroir d’une commode, fut-elle créée par André-Charles Boulle et regorgeant alors de chêne, de placage d’écailles de tortue, d’incrustations de laiton et de bronze doré ? Assurément je réponds non.
Le brochet est fait pour les rivières et les lacs. C’est un chasseur sauvage. Mais laissons là le prédateur solitaire et revenons à la langue.
Adage conçu au XVIᵉ siècle, s’ennuyer comme un brochet dans le tiroir d’une commode nous vient d’un temps où chier n’était que rabelaisien et donc peu vulgaire¹, où saudade n’avait pas encore traversé l’océan, où Les Fleurs du mal ne nous entretenaient point du spleen et où Franquin n’avait pas encore eu d’Idées noires. Le paroxysme allait alors chercher dans l’incongru ses modes d’expression. Pour le désœuvrement il le trouva dans la commode robuste et dans l’ultime contenu que l’on puisse y trouver. Car autant les chaussettes, les linges de maison, trouvent leur place sans façon dans le tiroir d’une commode, autant il faut bien l’avouer le brochet y est mal à son aise.
L’avènement récent du gracile et bon marché design scandinave bafoua à la fois le poisson et l’ébénisterie, laissant au fond du lac ce si joli ennui qui était celui du brochet dans le tiroir d’une commode. Imaginez un instant la bestiole dans une légère Kullen ou Nornäs Ikéa…
Le seul ennui qui soit désormais lié à la commode est celui qu’elle nous cause quand elle s’écroule et que l’on se rend compte qu’elle devait bien servir à quelque chose cette maudite vis cruciforme H2 à pas inversé. Rien ne vaut l’ancien, en meubles comme en paroles.