Estourbisseur de clous de girofle [ɛtuʁbisœʁ dø klu ʒiʁɔfl]

Fig. A. Estourbisseurs de clous de girofle au travail.

[ɛtuʁbisœʁ dø klu ʒiʁɔfl] (nom com. DENTIST.)

Avant que la science ne vienne adoucir les souffrances du quidam aux chicots en rébellion, il était une figure que l’on redoutait plus qu’une visite chez ma tante : l’estourbisseur de clous de girofle.

Ce titre, mi-solennel, mi-effrayant, était pour le dentiste celui d’une époque où l’anesthésie se résumait à un verre de gnôle et à quelques encouragements virils, où les cabinets dentaires se confondaient avec des salles de torture et où le remède universel à toute douleur maxillaire consistait en une épice parfumée : le clou de girofle.

Ainsi, avant d’opérer – c’est-à-dire d’arracher, de forer, de scalper ou, dans le meilleur des cas, de limer – l’estourbisseur de clous de girofle administrait-il à son patient une anesthésie maison : un vieux mélange des familles concocté au bon goût du bonhomme avec à peu près tout ce qui lui tombait sous la main d’un degré en alcool supérieur à 40 et quelques boutons du Syzygium aromaticum. Une gorgée du cocktail et c’est parti mon kiki.

Mais ne nous y trompons pas : si la mixture pouvait légèrement engourdir la douleur, elle n’empêchait ni les larmes ni les cris qui accompagnaient immanquablement l’extraction.

C’est donc là qu’intervenait la seconde partie du processus aboutissant à sa dénomination¹ : estourbir. Le patient s’entend. Que ce soit par le truchement d’une mandale bien placée ou d’un coup de maillet sur le crâne, le geste généreux renforçait les vertus assommantes du breuvage imparfait. Duel des douleurs aidant, celle des dents s’effaçait un instant. Juste assez pour qu’une ratiche cariée laisse place à un vide attentant au sourire.

« —V’ai plus mal à la dent mais v’ai mal à la tête »

« —V’ai plus mal à la dent mais v’ai mal à la tête » pouvait évidemment ergoter le dolent. Mais la dentisterie n’avait pas encore été civilisée par les doux murmures du Progrès. Et le raffinement de cabinets aseptisés avec docteur en chirurgie dentaire en blouse blanche et hôtesse d’accueil avenante n’était pas même un rêve. La douleur était une compagne fidèle et il était d’usage de la faire combattre par plus forte qu’elle.

Le moderne est douillet. Qui plus est, il n’accepterait guère qu’on lui fracasse le cigare tout en le faisant casquer au tarif non conventionné, aussi la profession a-t-elle jugée nécessaire de reléguer l’estourbisseur de clous de girofle au rang de souvenir médiéval. Sage précaution sémantique.

Le clou de girofle, lui, n’a pas totalement dit son dernier mot. Il continue de se glisser dans les remèdes que l’on dit de grand-mère, qui font du bien quand ça fait mal (mais ceci est une autre histoire).

¹La langue d’antan n’était pas faite de bois et d’inutiles bavardages.

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