[ètre vaksiné avèk yn éɡÿij de fòno] (loc. verb. BLABLA.)
Évidemment il faut avoir connu des ancêtres ayant vécu les années folles et même avant, pour avoir pu croiser l’expression que nous allons dérouler sous vos yeux ébahis¹.
Jeune fille, jeune homme, si le son est pour toi un fichier informatique, si son catalyseur se nomme iPod, MP3 ou même CD, tu vas en apprendre une bien bonne; reste donc parmi nous.
Bienvenue en 1877, année surannée et créative au cours de laquelle un touche-à-tout ingénieux, poète à ses heures, le sieur Charles Cros, vient de graver des sillons sur un cylindre rotatif. Étrange passe-temps me direz-vous mais apprenez que le gonze réussit le tour de force de reproduire chants et musique ainsi inscrits sur le cylindre en faisant passer dans les sillons creusés un stylet rattaché à une membrane. Charles Cros vient de créer le paléophone et le fait savoir dans la foulée à l’Académie des sciences.
De l’autre côté de l’Atlantique, Thomas Edison qui vient de terminer ses bidouilles sur le télégraphe et s’ennuie comme un rat mort étudie avec attention la publication française, améliore l’appareil et dépose le brevet du phonographe. Le reste de l’histoire ne sera qu’une question d’aiguille s’émoussant en frottant sur des disques qui font danser, pleurer, chanter.
Pendant des dizaines d’années le phonographe, abrégé en phono pour faire bath, va jouer ses musiques et faire tourner les belles et les galants dans les caves et les salons. Être vacciné avec une aiguille de phono se bâtira sur cette expérience de la ronde infinie, de sa musique et de ses paroles.
Être vacciné avec une aiguille de phono c’est jacter comme une pipelette, au rythme endiablé du fox-trot et surtout sans jamais s’arrêter. Celle qui dévide son peloton quand on aimerait écouter le silence est vaccinée avec une aiguille de phono; celui qui allonge la sauce (sans jamais l’envoyer) est vacciné avec une aiguille de phono. Ce moulin à paroles que vous avez eu le malheur de croiser comme vous étiez pressé est vacciné avec une aiguille de phono. En belle province on dit avoir de la jasette, et c’est joli.
Et patati et patata, et blablabla quand il n’y en a plus il y en a encore : le bavard intarissable est un être enivrant.
🎼🎶The falling leaves drift by my window
The falling leaves of red and gold
I see your lips the summer kisses
The sunburned hands I used to hold🎶
J’en étais au stade du mange-disque et des hit des yéyés quand je l’ai entendue employée par mon aïeule pour la première fois à propos de quelque verbiageur venu chez elle prendre ses aises par un dimanche après-midi. Dans l’instant j’avais pensé à un vaccin un peu violent avec une aiguille trop grosse qui l’aurait amoché (il me faut préciser que je sortais moi-même d’une série impressionnante de piqûres qui m’avait été appliquées sans aucun ménagement, la douleur enfantine n’existant pas dans ces années surannés, mais ceci est une autres histoire) mais il n’en était rien.
Par obligation et un peu politesse, j’avais dû écouter sans broncher les jérémiades phraseuses du bonhomme. Et puis, profitant du ronron, je me suis éclipsé, j’ai filé au grenier, fouiné sous la poussière et retrouvé le phonographe², de vieux 78 tours, et j’ai passé Summertime, Petite fleur, Autumn Leaves…
Quand je suis redescendu du grenier le visiteur vacciné avec une aiguille de phono était parti. J’aurais aimé remercier cette pie bavarde grâce à qui j’ai découvert le jazz, le rythme de la phrase, le ragtime et le blues, le swing et le bebop, le cool jazz, le fusion.
Et surtout l’importance du silence.
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