Faire une belle jambe [fɛʁ yn bɛl ʒɑ̃b]

Fig. A. Pas de bras mais de belles jambes.

[fɛʁ yn bɛl ʒɑ̃b] (LOC. RANAFOUT. JAMB.)

Depuis la nuit des temps l’homme aime se rassurer en mesurant l’utilité des choses. C’est d’ailleurs ce qui le différencie de la poule qui, elle, n’a que faire de la mesure et de l’utilité lorsqu’elle trouve un couteau par exemple, mais ceci est une autre histoire.

L’outil sert à travailler, la roue à avancer, le feu à cuire, et le bon vin à oublier qu’on a trop travaillé, trop roulé ou trop fait cuire la viande. Mais parfois, cette belle logique se carapate et la récompense ne sert pas à récompenser tant elle se révèle aussi futile qu’un coup de pied dans une flaque d’eau¹. C’est là qu’intervient faire une belle jambe.

L’expression, faussement flatteuse, souligne l’inanité d’un avantage supposé. Celui qui se voit gratifié d’un privilège insignifiant, d’une distinction sans effet ou d’une information inutile se retrouve donc, comme l’indique la formule, nanti d’une belle jambe—ce qui, convenons-en, ne lui sert à rien d’autre qu’à rester debout dans son désarroi. C’est déjà pas mal mais on ne peut pas dire que ça fasse la rue Michel.

Les origines de faire une belle jambe remontent à une époque où les apparences comptaient autant que l’efficacité sur le champ de bataille. Dans les cours médiévales et renaissantes, une jambe bien galbée et mise en valeur par des chausses ajustées était un atout de séduction autant qu’un signe de noblesse. Les gentilshommes s’exerçaient aux poses avantageuses, un pied en avant, genou légèrement fléchi, le mollet en évidence (le fameux art du rond de jambe pratiqué devant tout puissant à séduire). Mais de ce galbe avantageux, le pauvre hère dépourvu de titre ou de fortune ne tirait que des regards envieux et quelques soupirs résignés.

De là, l’idée que posséder une jambe admirable n’était d’aucun secours pour l’important, le concret, le pragmatique—un rang, une dot, un champ à labourer. À quoi bon avoir une belle jambe si l’on reste aussi désargenté qu’un mendiant à la sortie d’une messe sans fidèle ?

Cette médaille me fait une belle jambe

Les soldats du roi, eux, se gaussaient volontiers des avantages symboliques accordés par leurs supérieurs. Un simple troufion décoré d’un ruban après une bataille sanglante qui l’avait laissé cul-de-jatte n’avait guère plus de chances d’obtenir une solde décente qu’un éclopé de danser la gigue. « Tiens, mon gars, voilà une médaille… Ça te fait une belle jambe, hein ? » lançait-on alors, entre résignation et ironie grinçante.

De fil en aiguille, faire une belle jambe devint synonyme d’une distinction sans effet réel, d’une promesse creuse, ou d’une confidence dont on ne savait que faire si ce n’est s’en tamponner le coquillard.

La disparition progressive des perruques poudrées et des militaires en bas de soie aurait pu condamner faire une belle jambe au purgatoire des expressions surannées. Pourtant, l’expression s’est maintenue à travers les âges, bien aidée par l’essor des réformes inutiles et des promotions honorifiques sans compensation financière.

Cependant, avec la modernité galopante, l’usage de la jambe en tant qu’élément d’évaluation de l’utile a perdu de son éclat. À l’heure où le mollet musclé se sculpte sur des vélos d’appartement et où l’on ne se déplace plus qu’en trottinette électrique, faire une belle jambe semble, paradoxalement, avoir de moins en moins de force pour avancer.

Il ne reste donc plus qu’à observer : l’expression tiendra-t-elle encore debout longtemps ou finira-t-elle par se faire couper les jarrets par l’impitoyable hachoir du langage contemporain ?

¹Encore que bousiller ses Tans’ neuves en sautant dans les flaques ait toujours été satisfaisant (sauf pour maman).

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