[fɛʁ la dɑ̃s de dɛ̃dɔ̃] (loc. anim. BAS. COU.)
C‘est chose rare dans le langage suranné généralement sympathique avec nos amis à poils ou à plumes, mais il nous faut le signaler : des animaux ont été soumis à une contrainte excessive pour faire surgir cette expression.
C’est d’ailleurs ce qu’elle exprime : quand derrière la bonne grâce d’exécution d’une instruction se cache une servitude que l’œil attentif décèlera, on décrira l’inféodé comme en train de faire la danse des dindons. On imagine dès lors la fantastique fortune de faire la danse des dindons tant les corvées quotidiennes sont nombreuses, tant les raisons de courber sous le joug se rencontrent.
Faire la danse des dindons provient d’un spectacle mis en scène par quelque bateleur des temps anciens qui allait de village en village, promettant un ballet harmonieux et hilarant de ses gallinacés glougloutants à qui voulait bien payer pour y assister, évidemment. Et c’était à chaque fois un peu Le Lac des cygnes, les dindons se dandinant d’une patte sur l’autre, tressautant, se pressant à cour et à jardin selon les directives du maître à la baguette. Rires garantis dans l’assemblée.
Le fait que les pauvres oiseaux évoluent sur une plaque de fer chauffée ici et là par un complice glissé sous la scène expliquait en réalité les entrechats balourds des danseurs de basse cour…
Le subterfuge découvert donnera faire la danse des dindons comme description de la moindre action réalisée sous la contrainte sans rien en laisser paraître par peur de possibles mesures de rétorsion : visite dominicale de beaux-parents, réunion de copropriété, fête des voisins, séminaire d’entreprise, kermesse scolaire, etc.
Une rumeur persistante veut que Marx lui-même ait parlé de faire la danse des dindons avant de retenir le concept d’aliénation du travail qu’il jugeait plus à même de poser sa théorie comme sérieuse et donc capable de renverser la société capitaliste, mais aucun écrit ne conserve aujourd’hui de trace de cette pensée première.
Dans toute réunion festive de bon aloi ça se secoue le bas de reins et fait coin-coin, ça se remue le popotin en faisant coin-coin
C’est d’ailleurs sans la moindre pensée politique (voire sans la moindre pensée tout court diront ses détracteurs bourgeois, mais ceci est une autre histoire) que débarque en 1980 une version chantée d’un classique du répertoire de bal musette, Der Ententanz (1957).
La Danse des canards, c’est son titre, est un succès sans précédent. Pas de noce réussie, pas de Fête de la mirabelle ou d’élection de Miss Camping digne de ce nom sans Danse des canards bien balancée. Dans toute réunion festive de bon aloi ça se secoue le bas de reins et fait coin-coin, ça se remue le popotin en faisant coin-coin.
Les beaux esprits prétendant conserver un peu de dignité et refusant d’agiter quatre fois les coudes d’avant en arrière pour imiter un battement d’ailes ou d’ouvrir et fermer les mains à hauteur de poitrine en faisant coin-coin, sont obligés par l’oncle rigolo ou le gentil organisateur de se joindre à la chorégraphie et font la danse des dindons en faisant la Danse des canards, ce qui fait évidemment perdre tout son sens à l’expression et l’envoie en surannéité.
Trois millions de 45T plus tard, la cause est entendue.
En modernité, période aliénante qui s’ouvre fièrement sur La Danse des Canards, plus rien ne sera jamais comme avant.