[il fo marjé Zystin] (impér. THÉÂ.)
Au théâtre des Variétés ce soir, représentée pour la première fois en ce 29 novembre 1824, Thibaut et Justine, ou le contrat sur le grand chemin, comédie-anecdotique en un acte, mêlée de couplets. Selon les critiques une pièce enjouée, plaisante, mettant en scène Thibaut, charron et aubergiste, Justine, jeune orpheline, Rémi, roulier, Félicité, maîtresse couturière, Polotosky, bottier parisien, Gervais, petit paysan au service de Thibault, et Chipart, notaire.
La scène se passe dans un bourg, à vingt lieues de Paris. Le théâtre représente l’entrée d’un village. À droite l’auberge de Thibaut, à gauche la maison du notaire. Au fond une palissade qui laisse apercevoir la campagne. Gilet-veste rayé rouge en laine, pantalon gris (dit charivaris) garni de cuir pour Thibaut. Tablier de charron, casquette en drap bordée de poil. Justine, elle, porte un bonnet rond découvrant le front jusqu’au milieu de la tête. Petit mouchoir d’indienne sur le cou. Camisole de laine bleue claire. Jupon et tablier rayés. Bas bleus et souliers à boucles.
On n’en est qu’aux prémices et vous voici déjà lassés.
Un peu comme les spectateurs de la première ! De ceux qui, irrités par les longueurs de la pièce s’impatientent et aimeraient assister au dénouement, savoir si enfin Justine va épouser Thibaut ! Ils piaffent, ils s’agitent et vont se mettre à huer, peut-être même à lancer des tomates. Alors le régisseur, voyant venir la fronde, crie aux comédiens qui sont bien loin de la vingtième et ultime scène : il faut marier Justine !
Et la pièce raccourcie dans l’instant est sauvée. Le chœur peut conclure : « Bonheur ! Moments d’ivresse ! Cet amour leur promet d’heureux jours. Ah, puisse leur tendresse ici durer toujours ».
Novembre 1824. Il faut marier Justine vient de se donner en expression au monde du théâtre, et à la bonne langue en même temps, comme l’impérieuse nécessité de conclure un propos ou un acte sous peine filer un très mauvais coton. L’histoire est belle et authentique; il est rare d’assister de la sorte à la naissance d’un monument. Car il faut marier Justine est bien une idole païenne dressée pour apaiser le courroux des agacés du temps qui dure et des langueurs.
Ainsi consacrée soudainement, il faut marier Justine distribuera son empressement dans de nombreux compartiments en dehors de la scène : on dira évidemment qu’il faut marier Justine en écoutant un discours de remerciements pour une obscure récompense, on le pensera très fort lors d’un hommage posthume qui posera le défunt plus grand qu’il n’a jamais été, on l’annoncera comme une excuse étrange à telle bavarde qui insiste pour nous conter par le menu les diarrhées de son petit dernier et ses exploits pour balbutier maman.
Il faut marier Justine… Rarement, il faut bien l’avouer, on a connu plus subtile injonction d’enfin aller au but.
Notons que la brave Justine qu’il faut marier n’a rien à voir avec celle soumise à tant d’infortune par le sulfureux Marquis de Sade dans son Justine ou les Malheurs de la vertu, mais il est possible que le prénom ait entraîné une certaine confusion sur le sens de l’expression, et que le combat du vice et de la vertu l’ait repoussée vers les limbes surannés.
Bien que toujours pressé le moderne ne dit plus il faut marier Justine. C’est un bien grand dommage car il gagnerait en efficacité tant cet étrange commandement cloue le bec au laïusseur. Essayez, vous verrez.