[fymé sâ pip] (gr. verb. TABA.)
Saperlipopette s’écriait ma grand-mère quand elle considérait que la limite de l’interdit avait été atteinte par quelque interprétation un peu trop créative du règlement ou du savoir-vivre. Quand elle passait à « nom d’une pipe en bois » il fallait filer fissa et adopter un profil bas pour le restant de la journée, a minima.On avait franchi la ligne blanche.
Au cours de mon enfance en époque surannée nous sautâmes ainsi deux ou trois déjeuners par mesure de sécurité, notre présence à table ayant pu déclencher des mesures de rétorsion et les fessiers nous en cuire. Je dis « nous » car il ne me serait jamais venu seul à l’idée de commettre le moindre faux pas et de faire fumer des canards ou tirer au lance-pierres sur les fenêtres de la voisine par exemple, allons… J’avais forcément un mentor.
Le grand-père un peu complice qui nous devait l’asile politique, ne serait-ce que parce qu’il nous envoyait acheter en cachette ces Boyard qu’il n’avait plus le droit de fumer, servait un peu plus tard de médiateur et nous pouvions réintégrer nos pénates pour le goûter.
Tant que mamie fumait sans pipe, comme il disait, nous ne pouvions pas approcher. Fumer sans pipe c’était fulminer, être fumasse, bouillir, être furieux, et c’était surtout suranné parce que c’était mon papy et parce que je ne l’ai plus entendu depuis. Fumer sans pipe c’est une image de dessin animé avec l’énervé qui tourne en rond et qui déploie tellement d’énergie bougonne qu’il ressemble à une vieille locomotive diesel. Je peux vous l’avouer aujourd’hui, ça nous faisait tellement marrer de l’entendre prononcé qu’il n’est pas impossible que nous commîmes une ou deux bêtises juste pour le plaisir.
Restez cachés, mamie fume sans pipe. Vous pouvez sortir, elle ne fume plus sans pipe.
Aujourd’hui que l’on sait que fumer tue, que c’est écrit en noir avec une typographie qui fronce les sourcils au dessus d’yeux noirs comme ceux de ma grand-mère quand elle fumait sans pipe, je ne fais plus aucune bêtise. La pipe est désormais bannie de cette société qui prend grand soin de la santé de mes poumons et je l’en remercie.
Les dernières à avoir fumé sans pipe sont à ma connaissance les belliqueuses qui s’offusquèrent du slogan bien pensé des Jersey Paul Fourticq, qui nous clamait en toute décontraction dans sa publicité : « Une femme, une pipe, un pull »¹ agrémenté d’une photo familiale que les chagrins surinterprètèrent.
C’était dans les années 70, on savait transgresser en ces temps surannés.
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