[ɡar dostèrlits] (n. pr. SNCF)
Cette chronique s’annonce laborieuse. Une intuition, un truc comme ça, rien de vraiment tangible mais je sens qu’elle va ramer.
Je vais avoir du mal à démontrer et vous le savez, c’est la rigueur, la raison et l’exactitude qui nous animent avant tout. En cette docte encyclopédie il n’y a pas de place pour l’à-peu-près, le moyen, le mitigé cochon d’Inde. Qu’importe, on va quand même essayer.
Le voyageur possédant suffisamment de bagage me suivra cependant aisément. Celui qui a vu les gares, les ports et les aéroports d’un peu partout sur la planète vous dira que j’ai raison.
La Gare d’Austerlitz est j’en suis sûr le lieu de départ le plus suranné qui soit. L’ancienne gare d’Orléans est en 1840 la tête de ligne de la Compagnie Paris-Orléans qui pose alors ses rails jusqu’à… Juvisy. Elle sera supplantée soixante années plus tard par la Gare d’Orsay, un peu plus loin sur la rive gauche, mise en service à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900. Mais ce n’est pas cette provisoire mise au rancart qui donne à la Gare d’Austerlitz ce parfum qui n’appartient qu’à elle.
Ses façades, sa marquise, ses toitures toutes inscrites au titre des monuments historiques donnent le La mais elles ne suffisent pas. Après tout d’autres gares à Paris ou ailleurs possèdent une architecture remarquable sans pour autant passer pour surannées.
Le tableau d’affichage qui n’est plus à rouleaux fait clignoter Matabiau, Brive-la-Gaillarde, Argenton-sur-Creuse, Vierzon, Uzerche… Les écrans colorés aux typographies codifiées n’ont rien pu enlever à ces destinations tranquilles. Gare d’Austerlitz on est déjà un peu loin de la ville. La voix sensuelle qui m’annonce le quai ou le retard (et qui doit appartenir à une blonde atomique, mais ceci est une autre histoire) n’est rien à côté de celle du chef de train ou quelle que soit son appellation, du type qui roule les « r » dans un micro sans Dolby® Surround stéréo et qui nous presse quand on arrive à Argenton avec ces seulement « trrrois minutes d’arrrrêt ».
Les trains qui partent de la Gare d’Austerlitz sont ceux dans lesquels les aînés se préparent quinze minutes à l’avance et encombrent de leur stress et de leurs valises les allées des voitures. Ce sont aussi ces trains où l’on mange le sandwich au pâté (avec des cornichons pour moi s’il vous plaît) préparé la veille à la maison. Le snacking marketé avec plus ou moins de talent n’est pas encore arrivé jusqu’ici.
Il y a quelques années, sur un mur ouest de la Gare d’Austerlitz j’avais relevé une inscription peinturlurée en lettres gothiques de quelque destination pour envahisseur désorienté¹. Une blessure pas tout à fait cicatrisée de la présence barbare et exterminatrice au cœur de ma ville. Cette trace a désormais disparu. La Gare d’Austerlitz est en travaux. Ses chefs de gare se déplacent sur ces ridicules deux roues parallèles à l’équilibre précaire. Les cafés sont servis dans des tasses en carton fermées par opercule et mon prénom y est inscrit au marqueur avec une faute comme il se doit dans le service moderne.
Mais le Train Qui Va Vite² ne part pas d’ici. La Gare d’Austerlitz est sauvée, elle demeurera surannée.