[ɡaz a tu léz- étaːZ] (gr. n. CONFO.)
Passer de la modernité au suranné est un exercice complexe pour un mot, une expression, qui aura ainsi tout connu dans sa carrière d’usage (cf. courbe O tempora mores).
Et que dire quand ce parcours se rend visible pour le commun sur plaque émaillée et vissée, passant de signe statutaire à stigmate retardataire ? Eh bien que dire, nous allons le trouver (car nous trouvons toujours à dire).
Gaz à tous les étages apparaît à la fin du XIXᵉ siècle lorsque le gaz de ville est massivement tuyauté en colonnes montantes dans les immeubles des métropoles de France et que le credo hygiéniste impose peu à peu l’eau chaude comme vecteur de ses préceptes. Ce gaz qui jusqu’alors ne servait qu’à l’éclairage public, donnant aux rues la nuit cette tonalité blafarde propre à l’exercice réprouvé des activités que la morale m’empêche de citer, devenait fréquentable en entrant dans les foyers.
Des plaques apposées sur les façades des édifices en signalent l’extrême modernité avec cette phrase qui n’a nul besoin d’un verbe pour faire briller les yeux des ménagères : gaz à tous les étages. Je vous vois sourire modernes que vous êtes, habitués au confort bourgeois d’un chez-soi nid douillet, mais mesurez qu’en ce temps c’est de progrès dont il s’agit, là où vous ne lisez que du désuet.
Gaz à tous les étages c’est la garantie de ne plus se laver à l’eau froide; gaz à tous les étages c’est de la chaleur quand il fait froid et des plats mitonnés sur cette belle gazinière qui trône dans la cuisine. Gaz à tous les étages c’est l’incursion d’avant-garde des premiers réseaux dans la maison, à la façon du Wifi d’aujourd’hui.
En ces temps surannés il est donc de bon ton d’habiter un immeuble porteur de la petite plaque bleue indiquant son standing. Car il faut que ça se voie puisque, tout comme l’argent, le gaz n’a pas d’odeur. Oui, oui, sachez mes bons amis qu’il faudra attendre l’explosion due au gaz d’une école américaine en 1937 (à New London, Texas) qui fera près de 300 victimes, pour qu’on décide de doter l’explosif d’un parfum¹ qui vous permet j’en suis sûr de le reconnaître entre mille. Et de prendre vos jambes à votre cou. Et si vous confondez l’odeur du gaz avec celle d’une eau légère de Shalimar je ne peux rien pour vous.
L’acheminement du gaz à tous les étages exige bien entendu de solides infrastructures. Les usines à gaz fleurissent à droite à gauche, imposant la nécessité de leur complexité via une expression qui deviendra elle aussi surannée (nous nous y pencherons un jour). Mais elles ne vont pas durer. La plus moderne fée électricité ordonnancera la fuite. Le gaz quitte les étages, obsolète et caduc. Ses robinets se ferment, il n’a plus à chauffer c’est le watt qui s’en charge.
Il n’y a guère que le bizarre Marcel Duchamp pour lui rendre un hommage avec l’une de ses dernières boîtes surréalistes, Eau & gaz à tous les étages (carton recouvert de tissu marron et d’une plaque émaillée bleue contenant des documents, 1958) ou Gainsbourg avec des paroles qui ne resteront pas comme le fleuron de son œuvre :
🎼🎶Ma petite quéquette
Sort de ma braguette
Je pisse et je pète
En montant chez Kate
Moralité
🎶Eau et gaz à tous les étages
Plus digne heureusement, aujourd’hui encore, sur la pierre de taille de l’immeuble une plaque devenue celle du souvenir indique à celui qui voudra bien lever les yeux qu’ici vécut le gaz à tous les étages.