[êtèrlyd] (n. com. ORTF)
La télévision moderne gère – comme nous le rappela avec une certaine dose d’humour et de recul sur son travail Patrick Le Lay en 2004 – du temps de cerveau disponible¹.
“A la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or, pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible”.
Certains y lurent du cynisme, d’autres de la vulgarité, d’autres encore de l’extrême libéralisme. Ils se trompaient. Le bonhomme était sincère. Depuis toujours, la télévision gère du temps de cerveau disponible. Mais elle n’a juste pas toujours eu pour vocation d’y faire entrer de la publicité.
Quand les multinationales de la bouffe, de l’hygiène ou de la cosmétique ne tenaient pas encore les rênes du petit écran et les cordons de sa bourse (dans les années surannées), la télévision possédait un instant de cerveau disponible dans lequel elle s’affairait à n’y glisser rien d’autre qu’un regard plus ou moins poétique, dénué d’intérêt mercantile, voire parfois stimulant les neurones : l’interlude.
L’interlude était un temps spontané et non prévu, aménagé par un problème technique (une bande vidéo qui s’emmêle), un enjeu financier (grève soudaine des éclairagistes de plateau en négociations salariales), ou même un simple trou dans la grille de programme entre deux programmes qui s’enchainent en désordre (choses désormais impensable mais je vous l’ai dit, on est dans les années surannées). À cet instant de vide dont un média a par essence horreur (seul l’art peut se permettre d’exprimer le néant) venaient se greffer quelques secondes ou bien quelques minutes d’un truc en charge de la gestion de l’impatience du téléspectateur.
L’interlude est par définition un propos sans propos puisqu’il devra être coupé soudainement dès que la bande vidéo sera recollée, les techniciens de plateau augmentés ou la grille raccommodée. L’image doit être sans sens, la musique d’ascenseur et le tout sans aucun intérêt, ou presque. À une époque où la télé-réalité n’existe pas et ne peut donc produire du rien, c’est une gageure.
Le petit train rébus et le petit train de la mémoire marquèrent de leur insignifiance les grands temps morts de l’ORTF. Le 27 novembre 1966 le petit train de la mémoire circule en bords de Marne, pour arriver dans la gare de Bry-sur-Marne où se complète le rébus dessiné sur ses wagons : une tête de chat. C’est filmé en noir et blanc et ça dure sept minutes et treize secondes. Insoutenable. Le 2 février 1964, ce sont à nouveau sept minutes et treize secondes qu’il lui faut pour nous faire deviner : robinet. Le 23 juillet 1964 il traverse le Col du Lautaret pour aboutir à… je vous laisse deviner.
Ne vous hâtez point de visionner et éludez l’interlude si vous êtes nés après les années 80 ! Les temps modernes n’ont pas sept minutes treize à perdre pour une devinette de niveau Carambar². Aujourd’hui ça zappe, ça buzz, et c’est ça qui est wiiiiizz.
Et s’il y a temps disponible il l’est pour la publicité pas pour le petit train de la mémoire dont nul n’a plus que faire.
Si on se met à en avoir, de la mémoire, on risque aussi de se souvenir d’un parfum ou des yeux d’une blonde et ça, croyez-moi sur parole, c’est encore plus compliqué que résoudre le rébus du petit train.
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