[le frâs] (n. pr. BÂT.)
Quand je pense à la vieille anglaise, qu’on appelait le Queen Mary, échouée si loin de ses falaises, sur un quai de Californie. Quand je pense à la vieille anglaise, j’envie les épaves englouties, longs courriers qui cherchaient un rêve, et n’ont pas revu leur pays.Nous voici en 1975, époque surannée et étrange puisqu’elle voyait Michel Sardou, le Parti Communiste Français et la CGT¹ en accord parfait autour de quelques rimes posées par Pierre Delanoë et Michel lui-même.
Pour les plus jeunes précisons que cet attelage tient du mélange explosif chimiquement pur puisque la fonction dévolue aux chanteurs dans ces années dépassées n’est aucunement de promouvoir l’art capillaire et ses diverses variations créatives mais bel et bien de brasser des idées sur la vie, l’amour, l’argent, les amis et les roses.
Et, pour faire sobre, disons que Michel et la Confédération Générale du Travail ne partagent pas tout à fait les mêmes valeurs.
Parmi les questions de société qui avaient notamment fait l’objet de promesses électorales pendant la campagne présidentielle de 1974¹ se trouvait celle de la place du France sur les mers de notre vaste monde.
Le France, pas la France, était plus qu’un paquebot transatlantique construit aux chantiers de l’Atlantique, à Saint-Nazaire.
Vive le France, vive la France !
Le France c’était cette idée d’une France prestigieuse (le plus grand paquebot du monde), luxueuse (le France avait été décoré par plusieurs artistes de l’École de Paris, notamment par Louis Vuillermoz, Jean-Pierre Alaux, Yvonne Jean-Haffen, Jean Dries), lyrique (« Et maintenant, que France s’achève et s’en aille vers l’océan, pour y voguer et servir ! Vive le France, vive la France ! » discourt le Général de Gaulle tandis que le navire s’en va sur l’océan).
Bref, le France c’était un condensé de suranné de 315,66 mètres de long, 57 607 tonnes et 160 000 chevaux. Du lourd, du puissant et du beau.
Tout ce qu’il fallait pour voguer une quinzaine d’années, en mettre plein la vue à tous les gars du monde, et finir dans une grève. On est Français ou on ne l’est pas, Môssieur !
Le mercredi 11 septembre 1974, le France approche du Havre au retour de New-York. Une grève éclate à bord (sur un bateau on appelle ça une mutinerie). Elle conduira le France trois mois plus tard jusqu’au quai de l’oubli, dans la zone industrielle du Havre où il terminera sa vie de fastes et de prestige. Une fin triste et sordide, à la française, comme un vieil amant abandonné. Nul navire de guerre n’aura le courage de le couler comme le réclamait, trémolos dans la voix, Sardou le frisoté.Le France finira revendu, changera de nom, puis sera démantelé sur une plage d’Alang, là-bas dans la lointaine et mystérieuse Inde.
Désormais on voyage efficace. Pas de cinq jours à perdre pour se rendre à New York et bavarder tranquillement sur le pont avec une jolie blonde, le regard perdu sur l’océan. Pas de dîner en grande tenue, un immonde plateau de boustifaille prémâchée fera bien l’affaire. Il faut gagner du temps. Le France nous en a tellement fait perdre avec son ball-trap, son squash-racket, ses vitrines des Galeries Lafayette, sa piscine recouverte d’un toit translucide, son grand salon, ses chevaux à bascule, ses toboggans, ses balançoires et son théâtre de guignol…
Il y a des jours comme ça, on aurait envie d’écouter du Sardou.