[mÿè kòm yn karp] (loc. adv. KOÏ)
Mis à part quelque batracien censé séduire une blonde princesse par son art consommé de la parole et du mot, aucun représentant du monde des ruisseaux et des lacs n’a jamais ouvert la bouche autrement que pour gober une mouche (si vous pouvez prétendre le contraire votre témoignage sera étudié avec le plus grand intérêt)¹.
Si l’on en croit la rumeur c’est notre prédécesseur en nobles et doctes choses de la définition, Antoine Furetière (qui publia post mortem en 1690 son fabuleux Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts), qui nota le premier que la carpe n’a pas de langue et que par conséquent elle ne peut s’exprimer en paroles, donnant ainsi toute légitimité à muet comme une carpe. Oui, quand Antoine Furetière écrit quelque chose ça vaut parole d’évangile.
On eut pu attribuer pareille fulgurance à un pêcheur du dimanche, mais laissons-la à Furetière puisque la petite histoire le veut ainsi.
Toujours est-il que le constat s’impose : les poissons d’eau douce de la famille des Cyprinidae ne sont pas très bavards. Et ce qu’ils soient Kuhliidae, Anostomidae, Cichlidae ou Lutjanidae. Même la fameuse Tancho (丹頂), carpe koï avec une tache rouge sur la tête, symbole de force et de persévérance, semble rester muette lorsqu’on tente tout dialogue. Aussi loin que remonte la légende des carpes remontant le fleuve Jaune pour se transformer en dragon et s’envoler vers le ciel, la carpe est muette comme une carpe.
Est-ce ce silence qui lui confère cette majesté tranquille tandis qu’elle nage sereinement dans les bassins du Luco ou d’ailleurs ? Depuis toutes ces années que je la questionne elle n’a daigné me répondre autrement qu’en semblant m’envoyer un doux baiser mais toujours sans un mot. Je l’ai pourtant patiemment apprivoisée, fidèle à nos rendez-vous par tous temps, je lui ai dit qu’elle était belle, mais elle reste muette.
Être muet comme une carpe a été submergé par les flots tsunamesques de la parole braillarde confiée à des parleurs beaux et hauts (les uns usant des autres pour encore mieux se faire entendre) sur tous sujets. Ces jacteurs qui ont un avis sur tout et aiment à le faire savoir par tous moyens modernes dits médiatiques ont rendu caduque une expression qui vivait depuis trois siècles…
Depuis, la carpe du Luco, la carpe koï des bassins de l’Empereur à Tokyo, celle que je ferai peut-être un jour tatouer sur mon dos, toutes sont demeurées muettes. Je suppose qu’elle ne sait pas comment me dire ce qu’elle aimerait me dire. Peut-être qu’en faisant des ronds dans l’eau elle pourrait me l’écrire ?