[pasé le pô de ɡurnè] (loc. verb. STUPR.)
En toute époque la décence a des bornes. Celles de la dionysiaque Grèce antique ou de la décadence romaine ne sont pas les mêmes que celles des années flower power, et elles évolueront sensiblement au cours des onze siècles d’existence de l’abbaye de Chelles (657-1790) qui sera par ailleurs l’un des lieux en créant la mesure.
Il se trouve en effet qu’à une époque donnée, et donc avec une certaine conception du comportement religieux, les bénédictines de l’abbaye de Chelles eurent tendance à rendre visite ou accueillir leurs confrères masculins du prieuré clunisien édifié par Guy le Rouge au XIIᵉ siècle. Et que pour ce faire, elles durent à la fois passer le pont de Gournay (le prieuré se trouvant de l’autre côté de la Marne, à Gournay) et les bornes de la décence telles que voulues par la règle de saint Benoît.
Le XIIIᵉ siècle qui vit un certain relâchement moral de l’ordre de Cluny en concurrence féroce avec les franciscains et les dominicains, fut ainsi particulièrement propice à passer le pont de Gournay…
C’est donc à de coquines nonnes et à des moines polissons que l’on doit ce mystérieux passer le pont de Gournay qui, enjambant la Marne, permit aussi de passer outre les strictes conventions des laudes, sexte, vêpres, complies, vigiles, Eucharistie, etc. L’expression trimbale un lot d’interdits et d’insubordinations suffisant à lui confier une aura pleine de soufre : un délice.
Ce petit goût de stupre menant tout droit à l’excommunication et aux Enfers conféra à passer le pont de Gournay la véritable force d’un code secret (celui qu’on prononce à voie basse devant les portes à vasistas grillagé), d’une parole que seuls les initiés à loup de velours peuvent comprendre, et donc un grand succès.
Ce qui explique aisément que passer le pont de Gournay fut usée jusqu’à la corde et survécut à la destruction de l’abbaye de Chelles en 1796, à la destruction du pont pendant la guerre franco-prussienne de 1870 et à sa nouvelle disparition en 1940, car souvent le délicieux perdure. Mieux encore, on se mit à passer le pont de Gournay bien au-delà des rives de la Marne, dans toute la France et à toutes les époques, dans les beaux quartiers comme dans les bas-fonds, repoussant à chaque fois la morale des braves gens qui n’aiment pas qu’on suive une autre route qu’eux.
Amantine Aurore Lucile Dupin, baronne Dudevant, dite George Sand, passa et repassa le pont de Gournay plus d’une fois, Yves Saint Laurent posant nu sous l’objectif de Jeanloup Sieff passa le pont de Gournay, et ils croisèrent tant d’autres sur ce petit pont de bois que la place nous manque pour les citer.
Le moderne ne peut plus passer le pont de Gournay. Et pas uniquement parce qu’en mœurs comme en politique ce soit le correct qui lui sied : le pont de Gournay se nomme désormais Charles de Gaulle.
Et même si on s’entête parfois en bord de Marne à passer le pont de Gournay, le parfum n’est plus celui de l’interdit.