[pase paʁ lə ʃəmɛ̃ də ʃɑ̃ɡai] (loc. circul. TAX.)
Le chauffeur de taxi fait partie intégrante des personnages surannés de la ville d’antan, dédiée à la voiture carrossée comme une fille qu’on voit dans Elle (mais ceci est une autre histoire).
Sans le franc-parler et le répertoire imagé de cet artisan de la route proposant par exemple à un autre locataire de la voie publique d’aller se faire empapaouter, le langage ne serait pas le même.
Outre quelques invectives inventives, on lui doit notamment l’expression passer par le chemin de Shanghaï 上海 dont certains prétendent qu’elle fut imaginée par des chauffeurs de la Côte d’Azur. Plus précisément, passer par le chemin de Shanghaï serait née de la gouaille occitane provençale et niçoise, certains gougnafiers à quatre roues ayant tendance à utiliser des chemins détournés pour rejoindre le Negresco depuis l’aéroport et ainsi faire tourner le compteur horokilométrique. Horreur !
Valider cette thèse jetterait l’opprobre sur une seule destination et s’avérerait d’une grande injustice pour les taxis parisiens, capables d’un trajet Orly-Porte d’Orléans-Bastille-République-Nation-Père Lachaise-Sacré-Cœur-Opéra-Concorde-350-Francs-plize-ah-non-j’prends-pas-la-carte-bleue-tanque-you-m’sieur-dame avant de déposer des clients américains au Crillon, à deux pas des Tchampces-Ylaïzisse. Et monteraient alors au créneau ceux de Casablanca, de Kinshasa et de mille autres destinations où la francophonie s’exprime aussi dès l’atterrissage avec passer par le chemin de Shanghaï.
Même si en 1987 la profession tente une diversion en faisant fredonner à une jeune naïade de quatorze printemps des paroles d’Étienne Roda-Gil expliquant que Joe le taxi il va pas partout il marche pas au soda, passer par le chemin de Shanghaï ancre sa légitimité linguistique dans les témoignages quotidiens de malheureux trimballés à travers les villes à prix d’or. Malgré le succès de la donzelle qui poursuivra une belle carrière, celle de passer par le chemin de Shanghaï ne s’arrête pas là, au grand dam d’une corporation qui va rencontrer un bien plus gros problème lorsque la modernité numérique va lui griller la priorité.
En décembre 2011, directement venue du pays des forçats du Orly-Porte d’Orléans-Bastille-République-Nation-Père Lachaise-Sacré-Cœur-Opéra-Concorde (cf. princeps), débarque à Paris une jeune start-up américaine et son application pour Smartphone moderne.
Uber, c’est son nom (du latin uber, fertile), va envoyer passer par le chemin de Shanghaï en surannéité.
Avec son trajet affiché sur écran, impossible de passer par le chemin de Shanghaï 上海.
L’opium, le jeu et la prostitution dans la concession française de la ville¹ ne font plus partie du programme et passer par le chemin de Shanghaï n’est plus au goût du jour. Le progrès passe tout droit et écrase tout sur son passage.
Ça fait baisser le prix du trajet pour le Negresco, ça appauvrit la langue. On ne peut pas tout avoir.