[prâdre le bujô de ôz ër] (gr. verb. ARSEN.)
Incomplète, mâtinée, une expression surannée devient moderne et perd de sa force évocatrice. Refusant le pis aller d’une langue fatiguée, voici que nous nous retrouvons à défendre les empoisonneurs qui firent les beaux jours de la faucheuse au XVIIᵉ.
On aura tout vu en ces lignes…
Il s’agira donc de ne pas se contenter de prendre le bouillon, formulation facile d’une cuisante défaite bien connue des commentateurs sportifs et politiques, mais d’éplucher la recette qui fit le succès de prendre le bouillon de onze heures.
Vous l’aviez compris dès notre introduction, prendre le bouillon de onze heures c’est boire la cigüe ou toute autre plante vénéneuse des jardins concoctée en brouet, qui permettra au convive de régler à grands sluuurp la question ontologique de la vie après la mort.
Nul besoin d’être spécialiste pour imaginer que prendre le bouillon de onze heures naît au XVIᵉ siècle, grande période de règne des empoisonneuses, cuisinières sournoises qui assaisonnaient le potage d’arsenic, de mort-aux-rats, de Veninum Lupinum¹ ou autres décoctions de leur apprentissage.
Il nous faut signaler qu’alors, concocter le bouillon de onze heures était un véritable art qui possédait ses formations et ses grands livres, tel le Neopoliani Magioe Naturalis (1590) rédigé par Giambattista della Porta, gentilhomme cultivé qui flirta toute sa vie avec les forces occultes et la magie.
Pas étonnant donc que pendant quelques siècles on prit le bouillon de onze heures à la moindre occasion, ce qui permit à l’expression de trouver son public puis d’instiguer une certaine méfiance pour la soupe dont les prudentes générations qui suivraient feraient un véritable sacerdoce en refusant d’en manger à la cantoche² (dussé-je en récolter des heures de colle). Mais ceci est une autre histoire.
En parlant d’autre histoire, il en est une qui circule de salle de garde en salle de garde et qui veut nous faire avaler que prendre le bouillon de onze heures viendrait d’une triste aventure qui aurait eu lieu à l’Hôtel-Dieu. Sans jamais rien dater ni nommer, ces racontars égrènent leur leçon bien apprise : un malade amené en urgence vers cinq heures, fut examiné par un interne de garde qui, diagnostiquant un trouble de la jugeote plutôt que n’importe quoi d’autre, ordonna comme traitement un bouillon de onze heures. Le pauvre homme mourut dans la nuit, et nul ne s’enquit vraiment de quoi. On dirait donc depuis cette date inconnue prendre (ou donner) le bouillon de onze heures pour se débarrasser d’un gêneur. Peu crédible puisqu’il suffirait de lui faire goûter la tambouille de l’hôpital, risque qu’aucun malade ne prend plus depuis belle lurette, pour qu’il prenne ses jambes à son cou.
Notons qu’une réputation d’empoisonneuse poursuivit la maison Maggi, inventrice du bouillon Kub, à tel point que la vindicte populaire dévissa les panneaux d’émail bouillon Kub, publicités qu’on trouvait au début du XXᵉ siècle sur de nombreuses maisons des villages français.
La mode de l’envoi ad patres via le bouillon de onze heures tomba en désuétude avec l’avénement de la nouvelle cuisine, nettement moins portée sur le faisandage bien utile pour masquer le goût acre du poison. L’ordonnance du grand repas français qui, rappelons-le, comporte pas moins de deux potages, disparaît et avec elle cette vieille tradition taquine de prendre le bouillon de onze heures.
On ne remerciera jamais assez Gault et Millau d’avoir œuvré pour ça.