[reɡardé lèrbe pusé] (loc. verb. JARDIN.)
Chacun est bien entendu convaincu que l’excellence productive demande formation en dispositif et talent en disposition, deux éléments face auxquels les êtres humains ne sont pas tous égaux. Ceux que la besogne obsèdent oublient souvent et un peu vite que ne rien faire exige aussi beaucoup.
C’est pour cette unique raison que le langage suranné a créé regarder l’herbe pousser en synonyme de paresser.
Parce que glander n’est pas à la portée du premier carriériste venu, parce que même un tâcheron se prenant pour un chef ne sera pas capable d’oisiveté créative, et parce que si le travail c’est la santé, rien faire c’est la conserver¹, il fallait bien trouver une image poétique pour lutter contre les Stakhanov magnifiques et leurs élans productivistes. Quoi de mieux dans ce cas que regarder l’herbe pousser ?
L’on sait bien qu’elle finira par y arriver (et qu’il faudra alors la tondre, générant au passage une nouvelle corvée), mais le plus zélé des travailleurs, le plus brillant des responsables de la photocopieuse, perçoit grâce à regarder l’herbe pousser qu’il faut pour ça aussi faire montre de savoir-faire.
Regarder l’herbe pousser n’est pas fainéanter ni glandouiller; regarder l’herbe pousser exige une capacité à la contemplation, de la patience, une maîtrise parfaite du silence et des dispositions à humer l’air du temps². Et ces qualités n’appartiennent pas aux besogneux ou aux ambitieux à dentition longue rayant le parquet. Pour parvenir à regarder l’herbe pousser, il faut y travailler.
Celui qui a compris le sens coupant et le sens doux du brin d’herbe, celui qui ne confond pas l’herbe à la Vierge avec l’herbe à la reine, celui qui sait pourquoi la valériane s’appelle l’herbe à la femme battue, celui qui sait où cueillir l’herbe à crapauds, parce qu’il a passé du temps allongé dans la prairie à contempler les nuages ou à mâcher des épis de blé (et qu’il sait aussi qu’il faut le cueillir le septième jour du septième mois à la septième heure, mais ceci est une autre histoire), celui-là sait regarder l’herbe pousser.
En 1975, un herbicide total à base de glyphosate règle son compte à regarder l’herbe pousser. Roundup®, produit par la Monsanto Company cotée au New York Stock Exchange, ne peut s’embarrasser de doux rêveurs regardant l’herbe pousser. L’herbe c’est de l’argent quand on la pulvérise. Alors hors d’ici les indolents et les musards : vous êtes surannés.