Il n’est guère surprenant que se serrer la louche soit apparue en même temps que manger avec la fourchette du père Adam, c’est-à-dire quelques temps après notre expulsion du jardin d’Eden.
Avant que la folie civilisatrice ne contraigne le moindre geste à se faire selon une procédure normalisée par les ligues de bienséance (ou pire, celles de vertu) l’Homme qui n’avait pas à sa disposition couverts et manuels du savoir-vivre faisait comme bon lui semble. Et pour bien grandir, il se gorgeait d’amples lampées de soupe qu’il saisissait de sa main forte alors peu sensible au chaud, disposant ses doigts de manière à ce qu’ils prennent une forme concave propice à retenir une bonne part de potage.
L’accessoirisation des repas – largement promue par l’art de vivre à la française, il nous faut bien l’admettre – créera la louche sur la base de cette forme creuse prolongée d’un long manche.
Se serrer la louche désigne une bonne poignée de mains
Et c’est donc bien logiquement qu’apparaîtra dans la langue française l’expression se serrer la louche pour désigner une bonne poignée de mains, la politesse ayant exigé entre temps qu’un tel geste soit effectué en guise de déclaration de paix (la dextre ne pouvant alors tenir un couteau ou tout autre objet contondant destiné à occire).
Malgré les soubresauts d’une histoire belliqueuse au cours de laquelle il sera régulièrement conseillé de zigouiller qui l’Anglois, qui le féroce soldat venu dans nos campagnes égorger nos fils nos compagnes, se serrer la louche prendra place dans la langue quotidienne sous cette acception paisible.
Les contrats et les amitiés se scelleront à la louche serrée, les au revoir et les pardons aussi. Quelques serrages de louches passeront à la postérité et le grand maître Michel-Ange laissera au plafond de la chapelle Sixtine l’allégorie de l’expression avec la Création d’Adam (cf. fig. A. : Dieu s’apprêtant à serrer la louche à Adam qui se contente d’un vague geste de la main gauche en direction de son créateur, symbole de sa nonchalance qui lui vaudra tous les problèmes qui viendront, mais ceci est une autre histoire).
Pas même égratignée par la salut en bises (deux, trois voire quatre selon les particularismes régionaux), le geste et l’expression semblaient ainsi partis pour durer éternellement.
Au faîte de la modernité, l’irruption d’un virus destructeur se transmettant notamment par la pogne aura raison des ces siècles de règne.
À grands renforts d’incitations à se méfier d’autrui et à surtout ne pas s’en approcher sous peine de contamination, les autorités banniront le serrage de louche, et se serrer la louche par conséquent.
Les modernes les plus audacieux tenteront d’instaurer un coup de poing léger en guise de salutations, mais tant le ridicule jeunisme de la chose que l’interprétation agressive qui pourra en être faite tueront dans l’œuf l’initiative. Pliant sous le joug, se serrer la louche rejoindra le registre suranné.