[ê bijè pur Sarâtô] (allég. ALCOO.)
Bienvenue dans le monde merveilleux de la fée verte, qui en rendit doux dingue plus d’un, à commencer par Van Gogh et Toulouse-Lautrec. Avant d’aller plus loin nous rappellerons ici les convenances avec le fameux :
“L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, consommez avec modération.”
Voilà pour respecter les bonnes manières, nous pouvons y aller : prenez donc un billet pour Charenton !
Au XIXᵉ siècle, l’absinthe (puisque c’est d’elle dont il s’agit) est un alcool qui se déguste plutôt dans les salons bien fréquentés qu’au zinc du Balto, car l’absinthe est chère. Qu’importe, en 1870 elle se taillera une part de marché de 90% de la consommation apéritive, de quoi faire rêver les successeurs d’Henri-Louis Pernod qui a imaginé la recette du breuvage et installé sa distillerie à Pontarlier¹ soixante-cinq ans plus tôt.
Au début de la Grande Guerre on distille chaque année trente six millions de litres d’absinthe qui sont évidemment consommés, parfois sans aucune modération, contribuant à cause de la thuyone et de la fenchone à conduire vers la folie quelques consommateurs zélés.
Lâchez pour le moment votre cuillère et votre sucre, et suivez bien le raisonnement, j’ai besoin de toute votre attention pour cette définition. Un billet pour Charenton est donc le nom du verre d’absinthe (pure), l’alcool qui rend fou, selon toute vraisemblance en référence à l’hôpital Esquirol (sis à Saint-Maurice, Val-de-Marne, anciennement Charenton-Saint-Maurice) dénommé asile de Charenton en ces temps surannés. Si vous n’avez pas encore dégusté votre billet pour Charenton vous devriez me suivre. On poursuit.
Recevant des personnes avec une vision du monde différente de la vision majoritaire, l’hôpital de Charenton se taille depuis le XVIIᵉ siècle une solide réputation mêlant bains d’eau glacée, camisoles de forces et cages d’enfermement… et distractions artistiques ! N’ayant jamais fréquenté cet établissement qui changea par ailleurs de nom en 1973 je ne saurai ici vous en dire plus.
Toujours est-il qu’en ces temps où l’absinthe coule à flots et entraîne avec elle des peintres qui se couperont l’oreille et d’autres qui dissimulent leur alcool dans une canne creuse², un billet pour Charenton est une lucide et cruelle expression. Mais peut-être les gueules cassées passées par le chemin des dames ou les tranchées de Verdun ont-ils tant de fantômes à chasser que ce billet pour Charenton peut s’avérer réconfortant.
Une ordonnance préfectorale de 1915 a bien tenté d’arrêter le fléau mais le billet pour Charenton se prend toujours à la discrétion du patron. A la fin des années 30 s’inventera le perniflard qui relancera les anisés au comptoir, reléguant le billet pour Charenton au strict domaine des transports en banlieue parisienne. Où il demeure aujourd’hui malgré la possibilité offerte depuis 1988 de produire un spiritueux aromatisé à la plante d’absinthe.
Comme le dit Renaud³, l’époque moderne étant plutôt à la manzana glacée, l’absinthe restera cantonnée en surannéité et le billet pour Charenton l’y accompagnera. Les temps sont moins à la folie paraît-il.
Parfois j’en doute.