[jaurtjèr] (n. fém. LAIT.)
Dans un pays submergé par les excédents laitiers, dans un pays dont les habitants consomment chaque seconde trente kilogrammes de yaourt, soit pas loin d’un million de tonnes par an, dans un pays où le marché yoghourtier pèse plus de deux milliards d’euros, un homme seul décida un beau jour de briser le monopole de la transformation du lait fermenté.
Il y mit tant d’énergie et de créativité, ce brave monsieur Roussel, qu’il se distingua par un prix au concours Lépine (en 1932, année surannée) avec ce qu’il appelait lui-même sa « machine à faire le yaourt chez soi ». Et un prix au concours Lépine ça vous pose son bonhomme dans cette France en haut de forme.
En mélangeant du lait contenant du lactose et du ferment, puis en remplissant des pots qu’on laissera toute une nuit dans la yaourtière on obtiendra donc ce résultat tant apprécié par les Turcs Seldjoukides dès le début du XIᵉ siècle puis repris par les Ottomans trois cents années plus tard.
Et encore six cents années plus tard, on en arrive donc à la yaourtière qui s’invite dans les cuisines françaises, le plus souvent sous la forme d’un cadeau de Fête des Mères conformément aux injonctions publicitaires de Darty et ses confrères.
Ravissement de la ménagère forcément économe et soucieuse du bien-être de sa maisonnée¹, la yaourtière réintroduit au quotidien les bienfaits fabuleux du remède qui sauva François 1er de ses problèmes digestifs² en 1542; oui, on peut être roi de France et néanmoins mettre le royaume en péril pour quelques flatulences mal à propos, même si on déclarait, grand seigneur, que tel était notre bon plaisir³.
Ce n’est cependant pas sous l’administration du Roi de France, Comte d’Angoulême, Duc de Valois, Duc de Romorantin, Duc de Milan, Seigneur de Parme et de Plaisance, Comte de Civray-en-Poitou, Baron de Fère-en-Tardenois pour être complet, que l’administration réglementa la dénomination du mot yaourt et par conséquence celui de yaourtière. Il fallut en effet attendre un arrêté du 30 décembre 1988 pour que la chose soit faite. Le janvier 1er 1989 marqua de fait la fin de l’appellation officielle de yaourtière, toute maîtresse de maison n’utilisant pas systématiquement deux souches de bactéries lactiques pour faire fermenter ses yaourts comme les requêtes dudit arrêté envisageaient de l’obliger.
Qu’importe, l’appareil à raclette et la crêpière venaient de remplacer la yaourtière dans la liste des cadeaux préférés de la Fête des Mères, renvoyant l’invention lauréate d’un concours prestigieux rejoindre sur l’étagère d’autres innovations elles aussi surannées. L’industrie venait d’avoir raison, le marketing pouvait reprendre ses droits : il nous inventerait les yaourts thaumaturges guérissant tous les maux, les yaourts qui rendent mince, les yaourts qui rendent beaux, les yaourts qui se boivent, les yaourts qui séduisent (ceux que la femme de la publicité mange en poussant de petits râles jouisseurs), et les yoghourts bio…
Bref rien qui ne nécessite que ma grand-mère me confie la berthe pour aller à la ferme chercher un peu de lait qu’elle transformerait dans sa yaourtière.